Fernand Braudel : le temps long d’un chercheur d’exception

 Atlas nautique de la Mer Méditerranée, de la Mer Noire et de l'Océan Atlantique nord-est

Figure emblématique de l’histoire contemporaine et pionnier des sciences humaines et sociales, Fernand Braudel, fondateur de notre institution, est souvent considéré comme l’historien le plus influent de la seconde moitié du XXe siècle. 

La pensée de Fernand Braudel se distingue par des concepts novateurs qui ont révolutionné l'approche historique : la longue durée, l'étagement des temporalités, une vision interdisciplinaire qui articule histoire, géographie, économie et sociologie. Ces perspectives trouvent aujourd'hui une résonance particulière avec les enjeux contemporains : dynamiques du capitalisme et de la mondialisation, crise écologique, situation comparative internationale.

Son œuvre majeure, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949), a non seulement exercé une influence décisive sur l'étude des espaces maritimes, mais également redéfini la manière d'écrire l'histoire humaine. Cette approche novatrice sera prolongée par une autre œuvre de référence Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles (1979), qui illustre sa méthode d'analyse des structures économiques dans la longue durée.

Au-delà de sa production intellectuelle, Fernand Braudel fut un remarquable bâtisseur d'institutions. Il joue un rôle déterminant dans le développement de la VIe section de l'École pratique des hautes études, puis fonde en 1963, avec Clemens Heller, la Maison des sciences de l'homme. Devenue depuis la Fondation Maison des Sciences de l'Homme, elle incarne parfaitement sa vision : un espace interdisciplinaire, souple et innovant, propice à l’expérimentation et à la coopération scientifique internationale.

Par son œuvre, ses engagements et son action institutionnelle, Fernand Braudel a durablement façonné les sciences humaines et sociales, leur permettant de s’affirmer dans le champ scientifique français et international. Chercheur passionné, bâtisseur d’institutions et penseur engagé, son l’héritage continue d’inspirer et de guider notre mission.

Braudel ne fut pas seulement le plus grand historien de sa génération et célébré comme tel dans le monde entier, il ne fut pas seulement un écrivain de premier plan, un maître toujours disponible aux innombrables disciples. Ce fut aussi un lutteur, redoutable. Ce fut un constructeur. Il consolida les institutions qu'il reprit des mains de Lucien Febvre, il en fonda de nouvelles.

Georges DUBY
Les grandes dates de la vie de Fernand Braudel
1902

Naissance de Fernand Braudel

Fernand Braudel est né le 24 août 1902 à Luméville-en-Ornois, petit village de la Meuse.

En 1909, il rejoint son père instituteur en région parisienne. Élève au lycée Voltaire de 1913 à 1920, il est reçu à l’agrégation en 1924 avec un travail consacré à Bar-le-Duc pendant la Révolution française. 

Sa carrière d'enseignement débute à Constantine en Algérie, se poursuit à Alger d'abord, puis après 1932 à Paris, aux Lycées Condorcet et Henri IV.

Formé par des historiens, il déposa en 1926 un sujet de thèse de doctorat. Pris de passion pour la Méditerranée, il se propose d'étudier la politique méditerranéenne de Philippe II.

Portrait de Fernand Braudel (1902-1985)

Fernand Braudel (1902-1985)

1927

Premiers pas vers La Méditerranée

À partir de 1927, Fernand Braudel se consacre à l'exploration des dépôts d'archives, Simancas et Madrid d'abord, puis Venise, Raguse, Florence et Palerme, Gênes et Marseille.

Nommé professeur à Paris en 1932, Braudel part enseigner deux ans plus tard à São Paulo, au Brésil, et contribue au lancement d’une nouvelle université. C’est là que la Méditerranée comme « espace-mouvement » finit par s'imposer comme le thème dominant de sa thèse.

Élu en 1937 à la IVe Section de l’École Pratique des Hautes Études, Fernand Braudel revient en France par le même bateau que Lucien Febvre avec qui il développera une relation intellectuelle et personnelle particulièrement forte. Ensemble, ils incarneront la nouvelle histoire, une histoire vivante et profonde – en opposition à l'histoire historisante.

« Nous ne comprendrons la Méditerranée du point de vue de la vie collective et de son histoire que comme un espace-mouvement. Elle est toute en actes répercutés […] toute en échos retransmis d’un bout à l’autre de son étendue. »
Fernand Braudel - La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II

1940

Une œuvre immense rédigée en captivité

Mobilisé en 1939, Fernand Braudel est fait prisonnier en juin 1940 et interné d’abord à Mayence puis dans le camp disciplinaire de Lübeck. C’est durant cette captivité qu’il entreprend la rédaction de sa thèse, dépourvu de tout livre, de tout document, de toute note, se fondant sur sa seule mémoire.

Dans ce contexte singulier, il élabore l’ossature de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II autour d’une conception inédite du temps historique, articulée en trois strates : le temps structurel ou géographique, quasiment immobile ; le temps civilisationnel ou social ; le temps événementiel.

Soutenue en 1947, sa thèse est saluée comme une œuvre majeure. La première édition sera publiée en 1949, une deuxième édition, remaniée et plus riche, est publiée en 1966.

« On voit l'originalité et la force de cette œuvre magistrale.»
Ernest Labrousse - 

 Atlas nautique de la Mer Méditerranée, de la Mer Noire et de l'Océan Atlantique nord-est
1950

Collège de France : penser l'histoire autrement

Fernand Braudel est élu titulaire de la chaire d’Histoire de la civilisation moderne au Collège de France le 1er avril 1950, succédant à Lucien Febvre. 

Dans sa leçon inaugurale, Fernand Braudel expose sa vision d’une histoire globale, attentive à la « longue durée » et à l’intrahistoire des « hommes silencieux », opposée à l’histoire événementielle centrée sur les « grands hommes ».

Dans ses cours, Braudel explore des thématiques transversales, mobilisant des sources économiques, sociales et techniques inédites, et s’attache à renouveler les méthodes historiques en intégrant l’analyse des temporalités multiples et la notion de civilisation.

Son enseignement au Collège de France, de 1950 à 1972, a profondément marqué la discipline, consolidant l’influence de l’histoire des Annales et ouvrant la voie à une histoire plus large et plus structurale.

« Les hommes font l’histoire ? Non, l’histoire fait aussi les hommes et façonne leur destin – l’histoire anonyme profonde et souvent silencieuse, dont il faut maintenant aborder l’incertain mais immense domaine »
Fernand Braudel - Leçon inaugurale, Collège de France

1956

La VIe section : l'émergence d'un pôle majeur en sciences sociales

En 1956, Fernand Braudel devient le deuxième président de la VIe section de l'École pratique des hautes études (EPHE), fondée avec Lucien Febvre et Charles Morazé une dizaine d’années plus tôt.

Sous sa direction, la section connaît un essor remarquable : plus de 8 000 étudiants (dont de nombreux étrangers), 800 chercheurs et une cinquantaine de centres ou laboratoires. Les enseignements couvrent l’ensemble des sciences sociales, et la section publie de nombreuses revues et collections scientifiques.

Avec Clemens Heller, Braudel lance un vaste programme sur le monde contemporain, faisant de la VIe section un laboratoire d’expérimentation pour une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs.

Son action consacre la VIe section comme principal pôle français de recherche en sciences sociales, reconnu pour son dynamisme, le renouvellement de ses méthodes et objets de recherche, et son approche pluridisciplinaire.

En 1975, la VIe section devient l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L'institution célèbre en 2025 un demi-siècle d'excellence dans l'enseignement et la recherche en sciences sociales.

« Depuis plusieurs années, la sixième section, consacrée aux sciences sociales, avait pris, grâce au dynamisme de son précédent président, M. Fernand Braudel, une ampleur toute particulière. [...] elle était devenue le premier ensemble français pour la recherche en sciences sociales.»
Le Monde, 10 octobre 1974

1963

Création de la MSH : une institution au service de la recherche collective

En 1963, Fernand Braudel donne corps au projet de Maison des sciences de l’Homme – devenue depuis la Fondation Maison des Sciences de l'Homme. Son but : promouvoir l'étude des sociétés humaines.

Pensée dès 1955 avec Lucien Febvre et Clemens Heller, et réalisée grâce au soutien initial de la Fondation Ford, la MSH abrite une bibliothèque de référence, accueille centres et équipes de recherche, et développe des instruments collectifs de travail pour les sciences de l’homme et de la société.

Institution originale au service des autres, elle vise à apporter ce qu’aucune ne peut réaliser seule : un espace interdisciplinaire, souple et innovant, propice à l’expérimentation et à la coopération scientifique nationale et internationale.

Plan d'architecte Maison des sciences de l'homme
1984

Fernand Braudel entre à l'Académie française

Fernand Braudel est élu à l’Académie française, le 14 juin 1984, et reçu sous la Coupole le 30 mai 1985. Maurice Druon est chargé de son discours d'introduction.

« Des plumes réputées n’oseraient vous désigner autrement que comme « le pape », « l’empereur de la nouvelle histoire ». « A master historian », s’écrie un critique d’outre-Manche. « Un prince », répond Duby. Au Brésil, vous êtes l’historiador. En Italie, Don Fernando, citoyen d’honneur de Gênes et de Prato [...] Tout cela, me direz-vous, est de l’histoire individuelle, de l’histoire rapide ; vous voudrez bien quand même nous expliquer un jour, en termes non-événementiels, cette aventure-là.»
Maurice Druon - Réponse au discours de réception de Fernand Braudel 

Fernand Braudel s’éteint quelques mois plus tard, le 27 novembre 1985.

Fernand braudel en habit d'académicien
Collège de France. Archives (1Fi31)
Fernand Braudel et la révolution du temps long

C'est avec son travail sur la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949) que Fernand Braudel renouvèle la compréhension de l’histoire en introduisant une réflexion sur la pluralité des temporalités historiques. Pour ce dernier, l’analyse historique ne peut se limiter à la simple succession des événements, mais doit prendre en compte des strates temporelles distinctes qui structurent la vie des sociétés sur le long terme. 

Le temps géographique, appelé aussi « longue durée », correspond à la temporalité la plus étendue, presque immobile à l’échelle humaine. Il s’agit des éléments naturels et physiques — montagnes, mers, climats, reliefs — qui constituent le cadre permanent dans lequel se déploient les sociétés humaines. Ces facteurs évoluent très lentement, sur des siècles voire des millénaires, et imposent des contraintes ou offrent des opportunités qui conditionnent durablement les activités humaines, les échanges et les modes de vie.

Le temps social et économique, concerne les institutions, les systèmes de production, les réseaux commerciaux, les mentalités collectives et les formes d’organisation sociale. Ces structures évoluent à un rythme plus rapide que le temps géographique, mais restent relativement stables sur plusieurs générations. Celles-ci déterminent les habitudes, les pratiques économiques et sociales, et influencent le déroulement des événements historiques. Leur transformation, bien que plus lente que celle des événements, façonne en profondeur le quotidien des sociétés et oriente les changements des sociétés et de l'histoire.

Le temps événementiel, correspond à la temporalité la plus brève, des faits marquants : guerres, révolutions, crises politiques, décisions individuelles ou collectives. Niveau souvent privilégié dans l’historiographie traditionnelle, il est caractérisé par sa visibilité et son impact immédiat, mais il reste, selon Fernand Braudel, conditionné par les structures profondes et le cadre géographique. Les événements, bien qu’ils puissent sembler décisifs, prennent leur sens lorsqu’ils sont replacés dans la dynamique des deux autres temporalités.

 

Penser l'histoire avec Fernand Braudel
Couverture de la trillogie "La Méditerranée et le monde méditerranée à l'époque de Philippe II"

La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II

Paris, Armand Colin, 1949
Couverture de la revue Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1958

Histoire et Sciences sociales : La longue durée

In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 13ᵉ année, N. 4, 1958. pp. 725-753
Couverture "Écrits sur l'histoire" de Fernand Braudel

Écrits sur l'histoire

Paris, Flammarion, 1969
Couvertures de la trilogie "Civilisation matérielle, économie et capitalisme: XVe-XVIIIe siècle"

Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe–XVIIIe siècle

Paris, Armand Colin, 1979
Couverture de l'ouvrage "La dynamique du capitalisme" de Fernand Braudel

La dynamique du capitalisme

Paris, Arthaud, 1985
Couverture "une leçon d'histoire de Fernand braudel"

Une leçon d'histoire

Actes du colloque de Châteauvallon, 1985
Couverture de l'ouvrage "Grammaire des civilisations" de Fernand Braudel

Grammaire des civilisations

Paris, Arthaud, 1987
Couverture de l'ouvrage "Le modèle italien" de Fernand braudel

Le modèle italien

Paris, Arthaud, 1989
Dans les médias

• Fernand Braudel, l'historien-monde - France Culture

Découvrez l'épopée radiophonique sur Fernand Braudel dans la série "Les Grandes Traversées" de France Culture. → En savoir plus

• Grandes voix du XXe siècle : Fernand Braudel - France culture

Dans l'histoire de l'histoire, il y a "un avant" et "un après" Fernand Braudel. Une sélection d'archives pour rappeler comment, à partir de lui, ce qu'il appelait "l'art fragile d'écrire l'histoire" a connu un nouvel âge. → En savoir plus

• Institut National de l'Audiovisuel

Entretiens, émissions et documentaires, retrouvez des archives audiovisuelles avec Fernand Braudel sur l'INA. → En savoir plus