Entretien avec Michela De Giacometti
Le Fonds Louis Dumont pour la recherche en anthropologie sociale sélectionne chaque année un ou deux projets d’étudiant·e·s pour une aide au terrain. En 2018, le dossier de Michela De Giacometti « Mariage civil au Liban et enjeux transnationaux. La fabrication du droit entre rituels, mobilisations confessionnelles et logiques familiales » a été sélectionné par le jury. Michela De Giacometti est anthropologue, doctorante à l'Iris.
- Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre institution de rattachement ?
Je suis doctorante en fin de thèse à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux Sociaux de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Le domaine disciplinaire dans lequel je me suis formée est l’anthropologie. J’ai rejoint l’EHESS en 2014 pour y débuter mon parcours doctoral, après une formation à l’Université de Venise Ca’ Foscari. À l’université de Venise, j’ai obtenu une Licence de Culture et patrimoine, avec une spécialisation en Ethnologie et un Master d’Anthropologie culturelle et ethnolinguistique.
Depuis mon Master, que j’ai conclu en 2011, je m’intéresse au monde arabe et, à plusieurs reprises depuis 2010, j’ai séjourné au Liban pour mener des enquêtes de terrain.
À l’origine de mon intérêt pour ce petit pays multicommunautaire, qui compte dix-huit communautés confessionnelles, se situe le désir d’appréhender le travail de mémoire engagé par quelques collectivités à la suite des quinze années de guerre civile (1975-1990).
Lors de mon premier séjour à Beyrouth en 2010, je pouvais constater que les matérialités urbaines portaient encore les traces de la destruction, mais qu’une grande partie du centre-ville avait resurgi, non sans polémiques. Ce qui était frappant était de constater que les plus nostalgiques de la ville d’avant-guerre étaient des individus nés pendant ou juste après la fin des violences et qui n’avaient pas, à priori, une mémoire vécue du paysage urbain préexistant au conflit. Pourtant, ils exprimaient non seulement un sentiment de nostalgie pour un prétendu âge d’or qui se serait achevé en 1975, mais ils se faisaient aussi défenseurs du patrimoine urbain non affecté, voire des ruines que la guerre avait laissées derrière elle.
Dans un contexte d’endurcissement des identités communautaires et de réponse politique à la guerre par un acte d’amnistie débouchant sur une amnésie collective, je me posais la question des ressources mobilisées par cette jeunesse urbaine éduquée et responsabilisée au travail de mémoire et de patrimonialisation.
Ainsi, il s’est avéré important d’examiner les cercles de socialisation de ces individus, comme ceux constitués par la famille, l’école ou l’université, et les dynamiques de transmission des connaissances et des mémoires vécues qui s’y jouaient, et leur intelligibilité – parfois conflictuelle – de la part d’une jeunesse publiquement qualifiée de « sans mémoire ».
La mémoire familiale était à l’évidence un sujet autant passionnant que controversé, et une source, pour mes interlocuteurs, de questionnements qui échappaient aux seules implications des individus dans le conflit.
C’est un cas inscrit dans une temporalité précise qui a donné lieu à ma recherche de doctorat : la célébration d’un premier mariage civil au Liban en 2012, et, à l’instar de celui-ci, d’une dizaine d’autres reconnus par l’État jusqu’en 2015. Au moment où je cherchais l’ancrage pour ma recherche autour des relations et des familles intercommunautaires, cette nouveauté juridique s’offrait comme un cas d’étude controversé, pouvant éclairer les enjeux complexes du communautarisme libanais, du point de vue de son expression sociale.
Le mariage civil n’est pas, en effet, reconnu au Liban, où seulement les mariages religieux sont autorisés. Toutefois, l’État libanais enregistre les mariages civils célébrés dans d’autres pays, une solution qui est prise comme exemple du retrait de l’État des questions familiales. Cet accommodement légal – qui date de l’époque où le Liban était sous le mandat français – a deux conséquences importantes : d’une part, il permet à autant de couples interconfessionnels ou mixtes de célébrer un mariage en dehors de l’emprise des lois religieuses, qui sont souvent très contraignantes en termes de partenaires épousables, de divorce ou d’héritage ; de l’autre, il fait dériver le régime matrimonial de ces couples des lois non-nationales, car en l’absence d’un code civil de la famille, les tribunaux civils libanais appliquent, le cas échéant, les lois civiles sous lesquelles les mariages ont été célébrés. Or, le mariage civil est devenu un sujet central des demandes de sécularisation venant de certains militants, associations ou collectivités, comme celle qui a exigé et obtenu, pendant un temps déterminé de deux ans, le mariage civil au Liban. Les aspects politiques qu’engage la bataille pour le mariage civil ne sont pas pour autant dégagés des représentations et des pratiques qui entourent les célébrations de mariages civils à l’étranger, Chypre étant devenue, en l’occurrence, la destination de choix la plus courante. Ma thèse se développe ainsi autour de ces aspects.
- Pouvez vous nous présenter brièvement votre thèse/projet de recherche récompensé ?
Ma thèse interroge la place du mariage civil au sein de la société libanaise, à la fois comme objet principal des demandes de sécularisation venant « d’en bas », comme pratique façonnant une créativité rituelle, et comme institution autour de laquelle s’articulent des projets de conjugalité différents, mais unis par l’absence juridique du référent religieux.
Trois sections de ma thèse sont consacrées, chacune, à l’élaboration de ces trois thèmes dont l’objectif est de problématiser la place de la religion et de la communauté au sein de la société libanaise.
Pour un certain nombre d’associations et de militants, la légalisation du mariage civil au Liban est étroitement liée à un projet politique de construction d’un État civil, qui soit doté d’une juridiction civile en matière de statut personnel, pour le moins facultative. Analyser les tentatives de légalisation du mariage civil au Liban permet ainsi de problématiser les catégories de l’individu et de la laïcité, à la lumière de leur articulation institutionnelle et sociale, et à partir des contraintes et de possibilités qu’elles entrecroisent. Si toute mobilisation pour les droits individuels s’inscrit dans une temporalité où la dimension du futur est accentuée, celle pour le mariage civil au Liban est particulièrement saillante dans la mesure où elle constitue une étape d’un projet de changement social sur le long terme. Ainsi, les paradigmes qui ont accompagné les batailles pour légaliser le mariage civil au Liban ont évolué dans le temps. Celle qui a commencé en 2012, qui s’appuie sur une démarche essentiellement juridique, a donné lieu à une catégorie sociologique nouvelle, constituée d’individus désignés comme courageux, parce que prompts à renoncer à certains de leurs droits de cité pour revendiquer le droit au mariage civil et prompts également, parfois, à se désolidariser des réseaux de sociabilité familiale qui informent l’ethos dominant au Liban. Leur mode d’action consiste en contrepartie à mobiliser un répertoire de l’amour, des droits humains et du patriotisme, que je qualifie de politique émotionnelle, qui sature l’espace public et les rend ainsi visibles en son sein. Celui-ci se décline autant dans leurs manifestations publiques que dans l’esthétique qu’ils élaborent pour leurs cérémonies nuptiales.
Aussi, le mariage civil continue d’être une pratique essentiellement spatialisée, puisque la majorité de Libanais.es qui désirent célébrer un mariage civil entame un voyage à l’étranger, à Chypre en particulier. Ayant suivi des cérémonies de mariage dans la République de Chypre, je questionne dans ma thèse les ressorts du commerce de mariage civil, dans ses dimensions économique et symbolique. Les acteurs impliqués dans ce commerce, tant au Liban qu’à Chypre, sont essentiels à la compréhension de ce phénomène. Ainsi, wedding planners, agences de voyage spécialisées dans l’organisation des mariages civils à l’étranger, mais aussi fonctionnaires d’état civil chypriotes, se positionnent comme de véritables promoteurs, voire des anticipateurs des tendances au sujet du mariage, se servant d’un idéal romantique de l’amour qui insiste sur le couple comme unité de solidarité primordiale, en dépit des contraintes sociales qui pèsent sur les projets de conjugalité au Liban. Cet angle d’approche permet de problématiser une certaine rhétorique, surtout militante, consistant à traiter le phénomène des mariages à l’étranger comme un défaut de souveraineté nationale. En revanche, c’est par des effets combinés d’invisibilité et de visibilité sociales que ce phénomène apparaît dans sa complexité.
Enfin, le vécu des couples qui ont recours au mariage civil relève d’une multiplicité d’expériences qui se situent à la conjoncture de plusieurs facteurs. Ainsi, si la majorité des mariages civils relèvent des couples interconfessionnels, une partie d’entre eux concerne des individus issus de la même communauté, parfois du même groupe confessionnel. Leur profil sociologique est d’autant plus diversifié que, contrairement aux militants, généralement associés à une élite cosmopolite et libérale, ces individus ne sont pas nécessairement motivés par un projet politique. Ce qui est en jeu dans leur désir de conjugalité, alors, relève bien souvent de critères qui dépassent la religion et la communauté et qui sont en rapport avec le statut, la classe, ainsi que les hiérarchies sociales et de genre qui structurent la société libanaise. Ma thèse porte un regard sur ces intersectionnalités, lesquelles, en dernier lieux, contribuent à façonner la réussite de tout projet individuel.
- Dans quel contexte avez-vous décidé de poser votre candidature pour ce prix ?
J’ai effectué plusieurs séjours de recherche au Liban et à Chypre à partir de 2015, dont un long séjour financé grâce à l’obtention de la bourse annuelle de l’Orient-Institut Beirut. Le dernier terrain ethnographique devait avoir lieu en 2018, et c’est à cette occasion que j’ai présenté ma candidature pour le Prix de la fondation Louis Dumont. En réalité, il m’a été possible de partir en 2019, juste quelques mois après l’annonce de la ministre libanaise de l’Intérieur de vouloir rouvrir le débat sur la légalisation du mariage civil, aiguisant à nouveau les cercles politiques et religieux qui s’y opposent. L’occasion se présentait propice pour retrouver certains militants engagés dans la bataille pour le mariage civil et pour suivre l’évolution de trajectoires familiales de quelques-uns de mes interlocuteurs.
- Que vous a permis le prix Louis Dumont ?
À ma grande surprise, lors de mon séjour en 2019, deux jeunes libanais issus de familles aisées ayant une certaine visibilité publique, ont décidé de célébrer un mariage civil au Liban. Leur décision de rendre la cérémonie de la signature des contrats publique, m’a davantage encouragée à réfléchir au sujet de la visibilité et des politiques émotionnelles qui accompagnent celle-ci, comme autant d’autres batailles pour les droits individuels. Ce prix m’a permis d’être au bon endroit au bon moment et de nourrir ainsi mon corpus ethnographique. Dans le même temps, il m’a permis d’avoir un aperçu des transformations politiques et de la crise économique à venir, qui sont aujourd’hui de grande actualité dans la région.
- L'obtention de ce prix est-elle déterminante pour la poursuite de votre projet de recherche ?
Le séjour de recherche effectué grâce à ce prix m’a permis à la fois de vérifier la tenue de mes propos de recherche, ainsi que de mûrir une réflexivité par rapport à mon terrain. Ces éléments se révèlent extrêmement précieux pour la phase de rédaction et l’achèvement de ma thèse.
Michela De Giacometti