Sandrine Lefranc | Des procès rwandais à Paris, résonances locales d'une justice globale

Un étranger a été jugé à Paris, à la fin de l’hiver 2014 – chose banale en ces temps de surveillance inquiète des frontières. La trajectoire de l’homme ressemble à celles d’autres étrangers jugés parce qu’ils sont étrangers : Pascal Simbikangwa est passé d’un pays d’Afrique à Mayotte (en France), il a demandé à bénéficier du droit d’asile et a été condamné pour production de faux papiers. Des avocats commis d’office le défendent, des traducteurs sont présents. Les Palais de justice sont – à Mamoudzou, Paris, Bobigny – banalement décatis, leurs lieux d’aisance infréquentables. L’homme est un Rwandais vêtu sans apprêt, vieillissant ; il est handicapé, installé dans un fauteuil roulant.
C’est pourtant en homme puissant qu’il a été jugé, et ce pour « le pire des crimes », le génocide, commis au Rwanda à l’encontre des Tutsis : un million de morts, entre avril et juillet 1994. La même scène peut dès lors être regardée autrement – comme on regarde aujourd’hui le procès, en Israël, de l’Allemand en fuite en Argentine que fut Eichmann. Les « procès rwandais » sont des « procès historiques » (les médias ont unanimement employé cet adjectif). Au terme de mobilisations menées au nom de et par les victimes (représentées par des organisations comme le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) ou Ibuka), la justice française a assumé une compétence « universelle ». Les auteurs de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide, toujours susceptibles d’échapper à la justice et de prendre la fuite, seraient pris désormais dans le « filet » de plus en plus serré d’une justice devenue globale. Leurs victimes seraient sûres d’obtenir justice – un jour, quelque part. Ainsi fondée sur un droit unifié capable de contourner les résistances des États, en même temps que sur l’émotion partagée d’une humanité rassemblée autour de la figure de la victime, cette justice semble « révolutionnaire ».
Il est vrai que les « procès rwandais » ne sont pas anodins. En France, où pourtant des crimes de génocide ont été commis mais non jugés, le premier génocide condamné est celui des Tutsis. Il l’est malgré les résistances d’un État français soucieux de limiter les incursions dans son histoire coloniale ou ses guerres. C’est qu’en effet la France a joué un « rôle » au Rwanda, puisque lui sont reprochés l’absence de secours aux civils massacrés, voire l’appui indéfectible à des alliés violents. Ce n’est toutefois pas cette histoire qui est explorée, mais la responsabilité d’individus, rwandais, génocidaires présumés.
Ces procès sont « hors normes » pour d’autres raisons. 20 ans après le génocide, un jury populaire juge des étrangers, résidant en France, à partir d’un droit métissé, pour des crimes commis contre des étrangers à plus de 6000 km de là. Quelques citoyens français et magistrats professionnels se sont réunis pendant 6 ou 8 semaines – bien plus que l’habituelle session d’assises de 15 jours, mais peu à l’aune des pratiques des instances pénales internationales. Des dizaines de témoins viennent de divers pays et d’abord du Rwanda. Ils parlent le kinyarwanda. Leurs noms sont à beaucoup imprononçables. Ces procès « historiques » peuvent passionner l’observateur, ou ennuyer. Je veux montrer que si ceux-ci sont « hors normes », c’est pour d’autres raisons que celles attendues ; ces raisons tiennent à ce qui se passe réellement – et pour tout dire ordinairement– dans les tribunaux français.
En premier lieu, ce qu’on observe à Paris ou à Bobigny, c’est moins une justice extraterritoriale ou déterritorialisée, qu’une justice localisée simultanément dans plusieurs espaces. Cette justice internationale fait agir ensemble des juridictions disparates – le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), les juridictions rwandaises et les justices étrangères devenues universellement compétentes. Mais les mailles du filet de la justice « intégrale » ne sont pas uniformes : les normes et procédures juridiques qu’elle mobilise ne sont pas si unifiées ; les échanges sont locaux. Comment les acteurs des procès créent-ils de la convergence, et à partir de là un raisonnement probatoire, en dépit de la dissémination des mondes sociaux ?
Les procès en compétence universelle sont en général considérés comme un espace normatif unifié « par le haut » (le droit international) et « par le bas » (l’empathie à l’égard de victimes). A tort. Les droits mobilisés sont divers, et les victimes d’ailleurs peu présentes ne suscitent ni même n’expriment les émotions espérées. Des témoins « de contexte » (français pour l’essentiel) précèdent des témoins des faits, presque tous rwandais, filmés au Rwanda ou brièvement transportés en France. Ces derniers sont le plus souvent des criminels interrogés dans leur prison à Kigali ou Arusha (siège du TPIR) ou qui ont purgé leur peine. De ces témoignages, les cours d’assises vont parvenir à faire des preuves de deux façons : d’une part, en imposant à ces témoins une constance, une obligation de se répéter de cour en cour ; d’autre part, en faisant de ces témoignages des propos au sujet d’individus, leurs personnalités et leurs motivations, au détriment peut-être d’une claire compréhension de ce processus collectif qu’est le génocide.
Sandrine Lefranc, chargée de recherche au CNRS (Institut des Sciences sociales du Politique, Université de Nanterre/ENS Saclay) s’est spécialisée dans l’étude des dispositifs de sortie de conflit politique violent (répression étatique, guerre civile) mis en place par des acteurs locaux et internationaux. Elle enseigne à Sciences Po Paris, Université de Paris I, Université de Nanterre, Nouveau Collège d'Etudes Politiques). Elle est directrice adjointe scientifique de l'InSHS-CNRS pour le droit, la sociologie et la science politique.
Séminaire Violence et sortie de la violence
Jeudi 14 février 2019 | 17h30 - 19h30
Sur inscription
Salle A3-35 (3e étage)
FMSH | 54 Bd Raspail - 75 006 Paris

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