(Ré)organiser et (inter)nationaliser des domaines de savoirs

Les sciences humaines et sociales comme terrain
Mardi
13
février
2024
14:00
18:30
(Ré)organiser et (inter)nationaliser des domaines de savoirs
Journée d'étude sous la direction de Marcia Consolim (Universidade Federal de São Paulo UNIFESP, chercheuse en résidence à la Maison Suger) et Ioana Popa (Institut des sciences sociales du politique (ISP, CNRS/ENS)

Cette journée d’étude prend les sciences humaines et sociales comme « terrain » : elle ne les considère pas simplement comme un objet intellectuel d’investigation, mais comme un espace professionnel peuplé d’individus socialement situés et nourri de pratiques inscrites dans des configurations historiques et nationales précises, dont l’analyse convoque une histoire sociale et une sociologie des savoirs. Avec ce parti pris, il s’agira ici de revenir sur la question des modalités de formation et de (ré)organisation des domaines de savoirs et des communautés savantes au XIXe et au XXe siècle. Généralement décrites comme des processus de disciplinarisation qui seraient couronnés par l’avènement de l’interdisciplinarité, ces dynamiques impliquent cependant des lignes de partage et des agencements de savoirs qui s’avèrent parfois pluriels, provisoires, voire réversibles. Elles peuvent en outre s’appuyer sur des circulations internationales (des savants, des productions intellectuelles, des méthodes de travail, des formes organisationnelles ou encore, des financements), qui sont canalisées au profit de l’institutionnalisation et de la légitimation de nouveaux domaines de savoir, ou encore, mobilisées dans des rapports de force visant à s’opposer à des adversaires ou à les déclasser. L’attention portée aussi bien à l’imbrication de ces processus qu’aux choix méthodologiques qu’exige leur analyse sera au cœur des échanges proposés par cette journée d’étude.

Programme

14h-15h45 -  Panel 1. Construction des disciplines et circulations internationales

Discutant : Christophe Charle (Prof. Emérite - Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne – Institut d’histoire moderne et contemporaine)

Marcia Consolim (Université Fédérale de São Paulo – UNIFESP), L'émergence controversée de la sociologie à São Paulo (années 1930): Paul Arbousse-Bastide et Claude Lévi-Strauss figures contrastées de la circulation internationale des sciences de l’homme françaises

Paul Arbousse-Bastide et Claude Lévi-Strauss ont tous deux été envoyés, dans les années 1930, au Brésil pour enseigner la sociologie. Ces fonctions s'inscrivaient dans le cadre des missions françaises. Il s'agissait pour eux d'enseigner la sociologie à l’Université de São Paulo. Pour analyser les modalités de transferts scientifiques entre ces deux pays, on cherchera d’abord à comparer la trajectoire de ces deux professeurs en France, avant leur départ. Ensuite, à partir d’une étude des réseaux intellectuels distincts établis par les deux professeurs au Brésil, ainsi que de leur position dans le champ du pouvoir brésilien, on cherchera à identifier des affinités intellectuelles entre leurs réseaux respectifs, au Brésil et en France, ainsi que d'éventuelles homologies de position.  On analysera enfin les transformations des conceptions de la sociologie comme le résultat des dialogues entre ces professeurs français et les milieux brésiliens. L’hypothèse qui nous guidera est celle d' une homologie de position entre les trajectoires des deux professeurs en France et leurs milieux brésiliens de sociabilités – une homologie qui permet d'expliquer les controverses relatives à la définition légitime de la « sociologie » ou des « sciences de l’homme ».

Patricia Vannier (Université de Toulouse),  L'AISLF ou la construction de la sociologie francophone

Le développement de la sociologie française après la seconde guerre mondiale s’est caractérisé par deux processus. Un premier processus d’autonomisation, qui trouve bien évidemment ses racines depuis E. Durkheim et les durkheimiens, a consisté à délimiter les frontières disciplinaires de la sociologie – en particulier contre la philosophie – et s’est concrétisé par des créations institutionnelles, les plus significatives étant celle du Centre d’Études Sociologiques en 1946 et de la licence de sociologie en 1957. Un second mouvement, celui de l’internationalisation de ses savoirs, s’est organisé autour des réseaux et des associations internationales de sociologie (telles l’AIS et l’AISLF) qui se sont étendus surtout dans les années 1960 et 1970 afin d’ouvrir les frontières nationales de la sociologie française et d’exister à l’étranger. C’est ce second mouvement que nous nous proposons d’explorer à travers l’histoire de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF), fondée en 1958 par le sociologue français d’origine russe, Georges Gurvitch, et le sociologue belge Henri Janne.

Devenue aujourd’hui, avec un peu plus de 2 000 membres, la troisième association internationale de sociologie, son histoire permet en effet d’interroger les frontières nationales, linguistiques et épistémologiques de la sociologie francophone. Nous verrons ainsi, dans un premier temps, comment les fondateurs de l’AISLF ont construit et promu, dans le contexte de la décolonisation et de la guerre froide, les frontières d’une sociologie de langue française capable de résister à l’influence de la sociologie américaine. Dans un second temps, nous montrerons que ces frontières ont surtout contribué à asseoir la domination française au sein de l’AISLF et que l’ouverture internationale dans ses différentes instances, et à travers l’organisation de ses congrès, commence tout juste à se concrétiser. Nous nous interrogerons, pour finir, sur l’enjeu épistémologique que peut représenter la sociologie francophone aujourd’hui.

16h - 17h45 - Panel 2. Partages et réagencements des savoirs

Discutant : Philippe Fontaine (Ecole Normale Supérieure de Saclay, ISP)

Wolf Feuerhahn (CNRS, CAK), Historiciser l'interdisciplinarité. Retour sur trois enquêtes collectives

Travaillant sur l'histoire de l'organisation et du partage des savoirs dans les aires francophone, germanophone et anglophone du XVIIIe siècle à nos jours, j'ai co-dirigé depuis 2010 trois enquêtes collectives sur l'histoire de l'interdisciplinarité (les sciences de l'homme à l'âge du neurone; humanités environnementales ; enquêtes et contre-enquêtes; politiques et pratiques de l'interdisciplinarité). Alors que l'interdisciplinarité est bien souvent promue ou critiquée, elle ne fait que très rarement l'objet d'enquêtes socio-historiques. C'est cette lacune que ces projets souhaitaient contribuer à combler. A l'occasion de cette communication, j'aimerais revenir sur les choix de méthode qui ont été les miens et les résultats produits.

Ioana Popa (CNRS, ISP), De qui l’(inter)disciplinarité des ‘‘études aréales’’ est-elle faite ? Quelques résultats d’une enquête prosopographique

L’essor international et, en particulier, états-unien des études sur les aires dites « culturelles » (area studies) à partir du milieu du XXe siècle contribue à institutionnaliser et à légitimer une modalité spécifique d’organisation des connaissances. Celle-ci est régie à la fois par une volonté d’intégration des domaines de savoirs jusqu’alors cloisonnés, pouvant faire penser à une forme de disciplinarisation, et par un objectif d’interdisciplinarité. Telles qu’elles se développent en France dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1970, les « études aréales » ne sont pas exemptes d’incertitudes et de flottements concernant la délimitation de leur objet et de leurs frontières ainsi que les compétences et les savoir-faire qu’elles requièrent. La plasticité de leurs rapports aux disciplines supposément établies (en fait, plus ou moins solidifiées elles-mêmes) et à d’autres approches consacrées aux espaces étrangers conduit à des arrangements intellectuels et institutionnels pluriels et composites, à l’encontre de l'homogénéité que traduirait un label scientifique univoque (dont certains acteurs entendent pourtant alors se réclamer). En mobilisant les résultats d’une enquête prosopographique portant sur 231 individus, cette communication souhaite donc interroger, dans une configuration historique et nationale précise, de quoi et, plus précisément ici, de qui sont faites les études sur les aires culturelles et leurs visées d’interdisciplinarité, ainsi que l’éventuelle cohérence sociologique de leur hétérogénéité empirique.

17h45 - 18h - Synthèse finale : Christophe Charle

Publié le 26 janvier 2024