Énonciation(s) et passions dans les territoires sémiotiques ouverts par l'Intelligence Artificielle

L’Intelligence Artificielle est avant tout un problème sémiotique qu’il faut aborder à plusieurs niveaux : celui des objets qu’elle produits, celui des pratiques qu’elle déclenche et accompagne, celui des langages de programmation et de leur rhétorique, ainsi que des formes de vie qu’elle instaure et transforme.

Découvrez la quatrième séance du Séminaire International de Sémiotique à Paris 2023-2024 : Énonciation(s) et passions dans les territoires sémiotiques ouverts par l'Intelligence Artificielle.

Le problème de l’énonciation dans le domaine de l’IA sera au centre de nos recherches tout au long de cette année de séminaire.

Les questions que nous envisageons comme les plus urgentes dans ce cadre concernent les instances énonçantes machiniques (impersonnelles ? quasi-personnelles ?) de la machine. Le focus sur les instances énonçantes nous amènera à réfléchir à l’analyse de la créativité (presque-auctorialité ?) assignable au travail de la computation et à ses algorithmes. De plus, il faudra considérer que, dans le cadre de l’IA générative, les formes linguistiques de l’adresse et la gestion des interactions sont pertinentes non seulement dans l’étude de ChatGPT mais aussi dans les cadres de la robotique et des environnements immersifs (plus ou moins artistiques, thérapeutiques, scientifiques ou liés à la sécurité).

• Andrea Pinotti (Université Statale, Milan), Immersion -  Émersion. Une polarité.
• Massimo Leone (Université de Turin), Hybrides, Cyborgs, chimères : Un regard biosémiotique sur l’énonciation par l’IA.

Massimo Leone (Université de Turin)

Hybrides, cyborgs, chimères : Un regard biosémiotique sur l’énonciation par l’IA

Cette présentation réfléchit aux nouvelles formes d’énonciation enchevêtrées qui émergent dans l’interaction entre les humains et l’IA. Pour ce faire, elle exploite l’idée que l’IA est une nouvelle espèce biologique et la métaphore des différents degrés d’enchevêtrement biosémiotique. Tout d’abord, en s’appuyant sur la biologie et la biosémiotique des hybrides, j’introduirai le nouveau concept d’« énonciation hybride », qui émerge à l’intersection de la sémiotique et de l’évolution de la relation entre les humains et l’intelligence artificielle. Je commencerai par retracer la trajectoire historique de « l’hybridité » depuis ses racines dans le terme latin « hybrida », se référant traditionnellement à la progéniture de parents animaux dissemblables, symbolisant des unions contre-nature et arrogantes. J’explorerai la trajectoire de ce terme, de ses origines généalogiques à ses extensions métaphoriques dans le langage et la culture, mettant en évidence l’évolution du terme pour décrire les phénomènes linguistiques et culturels résultant du mélange d’éléments disparates. L’exposé soulignera la nature hybride inhérente à l’espèce humaine, comme le révèlent des études génétiques telles que le projet sur le génome de Neandertal, et examinera le rôle des activités humaines dans la création d’hybrides biologiques. Cette exploration de l’hybridité dans la nature et la culture ouvre la voie à l’introduction du concept d’« énonciation cyborg », qui conceptualise les processus de communication découlant de l’intégration des capacités cognitives humaines de l’IA. Elle repousse les limites de l’hybridité traditionnelle dans le domaine de la sémiotique, où la fusion de l’intellect humain avec les processus algorithmiques crée de nouvelles formes d’expression et d’interprétation. Ce concept remet en question et élargit les notions traditionnelles d’expression linguistique et culturelle, en tenant compte des capacités et des interactions uniques résultant de la synthèse entre l’homme et l’IA. La pertinence de la sémiotique pour comprendre cette nouvelle forme d’énonciation est mise en évidence par les contributions de penseurs fondamentaux tels que Michael Bakhtine, Bruno Latour, Homi Bhabha, Néstor García Canclini et Stuart Hall. Leur vision de l’hybridité culturelle et de l’identité post-coloniale fournit un cadre pour saisir les complexités de l’énonciation cyborg. L’exposé présente l’« hybridité cyborg » comme un développement significatif dans le domaine de l’IA, signifiant une réalité actuelle où l’intellect humain fusionne avec l’IA. Cette nouvelle forme d’hybridité nécessite une réévaluation des principes de l’existence hybride et ouvre de nouvelles voies pour la recherche et la théorie sémiotiques, offrant une perspective unique pour voir l’évolution de la dynamique de la communication et de l’identité humaines à l’ère de l’IA. La dernière étape de la présentation prend comme point de départ la littérature biologique et biosémiotique (encore peu dévéloppée) sur les cellules chimériques, et explore l’idée que les énonciations de l’IA contribuent au remodelage de l’espèce humaine, en étant intégrées comme constitutives de ses modes de signification.

Andrea Pinotti (Université Statale de Milan)

Immersion - Émersion. Une polarité

Comme son titre même l’indique, mon intervention vise à identifier une polarisation fondamentale, celle entre l’immersion et l’émersion, que l’on peut tracer dans les nouvelles technologies numériques de production et de réception d'images. En particulier, l’immersion est un type d’expérience associé aux environnements immersifs de la réalité virtuelle (que l’on décrira dans les différents degrés de liberté accordés par les différents dispositifs, et que l’on distinguera en RV avec un casque et en RV dans un CAVE). À l’inverse, l’émersion caractérise les expériences de réalité augmentée et mixte.

Du point de vue de l’énonciation, il faut considérer les différentes modalités de négociation de l’instance subjective : contrairement à la RA, dans laquelle le centre déictique du sujet opérant reste ancré au corps vivant individuel, dans la RV vécue à travers un casque, un dédoublement caractéristique du centre déictique se produit dans ce qui apparaît comme une véritable bilocation. Sans préjudice de cette macro-distinction, j’examinerai également les cas hybrides (l’auto-hologramme dans la RA, la RV vécue dans un CAVE), qui semblent la remettre en question.

Enfin, j'examinerai quelques axes de développement de ce que l’on appelle la post-photographie, en montrant notamment comment les algorithmes d'Intelligence Artificielle ont repris, amélioré et ravivé à la fois le facteur immersion et le facteur émersion.