Corps, médecine et colonialité

Journées d'études | mardi 24 et mercredi 25 mai 2022
Mardi
24
Mai
2022
Mercredi
25
Mai
2022

Journées réalisées en collaboration avec l’équipe de recherche Erraphis-Europhilosophie, Université Toulouse – Jean Jaurès, organisées par Elsa Dorlin (MCTM, Erraphis, Université Toulouse Jean-Jaurès) avec le concours de Christine Chivallon (MCTM-LC2S-CNRS), Paola Lavra (MCTM, Campus Caribéen des Arts-Martinique) et Myriam Moïse (MCTM, LC2S-CNRS, Université des Antilles, Martinique).

Le corps est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place.

Foucault, « Le corps utopique », 1966

Dans Naissance de la clinique, paru en 1964, Michel Foucault montre comment il est possible de rapporter la naissance de la médecine moderne, plutôt qu’à la découverte d’une vérité de la maladie, à la réorganisation des conditions sociales, discursives et épistémiques de l’expérience médicale elle-même. La notion de biopouvoir qu’il forge plus tard introduit l’idée d’un basculement à partir de la fin du 17ème siècle où le droit de vie ou de mort n’est plus lié à la toute puissance des souverains sur leurs sujets mais à la mise en place de techniques de gouvernement visant une population de vivants et soumise à un pouvoir discriminant qui fait vivre ou laisse mourir, maximisant ainsi de la force de travail au fondement du développement du mode de production capitaliste (Foucault, 1997). L’historien Thomas Holt, connu notamment pour ses travaux sur la société jamaïcaine (Holt, 1992), est un des rares chercheurs à avoir appliqué à l’esclavage cette notion de biopouvoir, dans ce lieu qu’est la plantation où se met en place une logique de conquête massive et mondialisée des ressources de la planète à partir d’une exploitation maximale des corps. Pour Holt, l’esclavage répond à la définition du biopouvoir car il met en place :

« une gestion des vies telle que l’on faisait vivre les meilleurs en laissant mourir les moins aptes. Les systèmes esclavagistes (…) s’étaient transformés en modèles de gestion scientifique (…). Il y avait des enregistrements méticuleux et des analyses statistiques concernant les modes de travail, de froids calculs relatifs à l’application effective de la discipline, et une attention détaillée aux naissances, aux morts, à la morbidité, à la fécondité (…). Dans certains cas, ces calculs menaient à la décision qu’il était moins onéreux de tuer un esclave et d’acheter des remplaçants venus d’Afrique plutôt que de fournir les soins et la nourriture nécessaires à la reproduction biologique de la force de travail » (Holt, 2001, p. 88).

De son côté, Elsa Dorlin a développé la thèse selon laquelle le « tempérament » – à savoir « la complexion physiopathologique » définissant le sain et le malsain – était devenu à partir de la fin du XVIIème siècle un instrument opératoire pour naturaliser les divisions au sein de l’espèce humaine. À partir de la maladie, l’anthropologie médicale européenne élabore le « concept moderne de race » depuis le système plantocratique naissant, en tant que mode de différenciation des individus, de production de peuples (« génotechnie ») et de cheptels humains en contexte impérial. Dans la définition de ces « tempéraments », c’est la différence « interne au corps lui-même » introduite par la médecine européenne qui vient fixer la hiérarchie des sexes et des races et par là-même entre les vies blanches et les corps pour la mort. S’agissant de ce lien entre la conception du corps de l’esclave et le développement d’un savoir médical destiné à en définir la « nature », Grégoire Chamayou montre comment le pouvoir colonial, alors qu’il repose sur le postulat d’une division stricte entre des colons-personnes et des esclaves-choses pour lesquelles il n’y a « point d’essence commune », devait résoudre une équation s’agissant de l’usage des corps colonisés à des fins d’expérimentation médicale concernant les êtres humains. La médecine coloniale ne pourra se priver de ce réservoir de corps ramenés à leur seul état biologique, pour pratiquer des essais d’inoculation, tester des techniques chirurgicales ou encore mener des études anatamo-physiologiques et « raciologiques »  Pour que ces corps servent de « doubles » aux Blancs, et pour pouvoir transposer les résultats de l’un à l’autre, il s’agira de mobiliser ce qui est au fondement de la méthode médicale, à savoir « le réquisit de l’analogie et non de l’identité », réquisit qui, encore aujourd’hui, substitut l’expérience sur les animaux à celles sur les humains (Chamayou, 2008, p. 344-48). Plus proche de nous, la médecine coloniale de la fin XIXème siècle jusqu’aux années 1960 a été décrite par Jacques Dumont qui a tenté « d’esquisser la figure typique d’un praticien exerçant aux Antilles ». Il en ressort le partage d’un monde commun pour ces médecins, métropolitains ou Antillais formés à la médecine occidentale, cultivant une attitude élitiste de surplomb « et confortés dans leur sentiment de supériorité par l’exercice d’un savoir destiné aux démunis ».  Ces portraits conduisent Dumont à conclure que « le savoir médical ne se discute pas. Les corps doivent s’y soumettre. Les problèmes sanitaires lancinants et de la centralisation du service de santé, le statut d’intellectuel mais aussi de praticien, confèrent aux médecins coloniaux un rôle sans doute encore plus central que dans l’hexagone dans la ‘nécessité’ d’inculquer les ‘bons’ comportements » (Dumont, 2018, 64, 73, 77).

Ces quelques éléments d’une généalogie du lien entre le corps-esclave et la médecine plantocratique nous amènent à vouloir préciser le mieux possible ce rapport dans ce qu’il signifie aujourd’hui au regard d’une « mémoire incorporée » de la violence coloniale dont le mode opératoire n’a cessé de mobiliser les répertoires de la différenciation corporelle, du sain et du malsain, du soin et de la gouvernementalité sanitaire. L’intérêt de journées d’étude sur médecine, corps et colonialité tient donc à la nécessité de contribuer à l’historicisation et à la problématisation des dispositifs de savoir/pouvoir depuis l’espace/temps caribéen. Nous voulons explorer l’interprétation selon laquelle la crise sanitaire à l’échelle mondiale provoquée par l’épidémie du COVID et sa répercussion médicale, sociale, politique en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane témoignent du poids d’une histoire longue, chargée de colonialité, qui conditionne le rapport des individu.e.s comme des « populations » aux politiques publiques de santé déployées au cours de cette crise à partir d’institutions par ailleurs maintenues dans un état de pénurie perpétuelle. Partant de cette généalogie documentée selon laquelle les « populations » ultramarines, à l’aune de l’histoire de l’esclavage et de la période post-esclavage, ont été produites comme des vies qu'il ne s'agit pas de protéger, mais de maintenir en sur-vie pour en maximiser l’usage, nous souhaitons envisager les échos profonds de cette expérience matricielle inscrite dans les corps. Il s’agit d’orienter notre regard sur les modalités de réception de telles politiques sanitaires à partir du moment où est désignée cette matrice de sens qui implique nécessairement des représentations qui entrent en contradiction avec l’attendu des politiques vaccinales basées sur un registre de confiance auquel la charge historique fait obstacle. D’un côté, nous chercherons à « décoder » ce poids historique, à cerner comment le pouvoir médical s’est historiquement constitué et déployé sur les corps mis en esclavage à partir de ces techniques de « gestion scientifique des corps » dont nous parle Thomas Holt. Comment la médecine coloniale a été une instance de fabrication de « population » fongible, de production de vies nées pour la mort ? Comment a-t-elle été également dans une relation de violence épistémique annihilant les savoirs et connaissances médicinales des personnes et cultures mises en esclavage et de leurs descendant.es ? D’un autre côté, nous questionnerons la période contemporaine, les milieux de vie, les ressources vitales (eau, air, terre, alimentation, habitat, soin) l’environnement caribéen en son entier non seulement pour en déterminer la dégradation continuée au travers d’une exploitation restée massive (agriculture, tourisme, urbanisation) mais aussi pour relier le motif récurrent et central de la période esclavagiste qu’est le corps abusé, violenté, exploité, aux conséquences de la crise écologique majeure du chlordécone qui rejoue la scène historique de l’empoisonnement et de l’intoxication. Nous mettrons en rapport le cadre d’intelligibilité historiquement déterminé des politiques de soin avec les discours et pratiques d’aujourd’hui dans ce qu’ils disent de la longévité, de la reformulation et de la réactualisation des représentations touchant à une expérience vive de l’emprise sur les corps allant jusqu’au rejet radical des protocoles vaccinaux. 

À partir de cet ensemble de questions et d’enjeux, il s’agit d’affiner nombre de théorisations contemporaines de la biopolitique, en se situant depuis les archives et les bibliothèques caribéennes, et en ce sens de réfléchir à une biopolitique impériale, permettant de renouveler les débats actuels ; notamment ceux relatifs aux modalités thanatopolitiques globales à l'oeuvre dans le plantationocène (surexploitation, marchandisation, contamination). Il permet également d’ouvrir la discussion du côté d’une phénoménologie caribéenne du soin comme d’une histoire caribéenne de la pharmacopée : quelle est l’expérience vécue de la rencontre avec la médecine occidentale, les savoirs indigènes du remède et du médicament, la rencontre avec le vaccin quand la perspective se tourne résolument vers l’historicisation du corps et l’archive des communautés et des pratiques ? Quelles mémoires vives demeurent pour les « patient.e.s » quant à cette clinique raciale historique dont les corps gardent la trace, un care infamant pour lequel la voix, le récit, la douleur et la souffrance des subjectivités caribéennes ont été tenues pour mineures, irrationnelles ou réfractaires, maintenues en respect face à l'autorité coloniale et spoliées de leurs propres connaissances ?

Le déroulement de cette réflexion se fera en deux moments destinés pour l’un à travailler l’archive coloniale pour en extraire les techniques de domestication des corps noirs et les réponses que de telles techniques ont pu recevoir au travers de micro-pratiques de résistance et de mise en représentation du corps ; le second se destinera à envisager le corps « résistant » comme archives décoloniale notamment au travers des conflits qu’a fait naître la crise sanitaire actuelle.

  • Premier axe : L’archive coloniale et les techniques de domestication/racialisation des corps noirs par la médicalisation
  • Deuxième axe : Le corps racialisé et soigné comme archive décoloniale

Programme

Mardi 24 mai 2022

9h30
Accueil café

10h
Introduction | Christine Chivallon (MCTM/LC2S)

Matinée | Médecine esclavagiste et naissance de la thanatopolitique
Présidence/modération Christine Chivallon

10h15-10h45
Elsa Dorlin (MCTM/Toulouse Jean Jaurès/Erraphis-Europhilosophie), « Affoler : des maladies des nègres à la thanatopolitique impériale »

10h45-11h15
Doyle Calhoun (Yale University) « "Elle se mit à manger de la terre… elle se coupa la gorge avec un couteau" : Le corps suicidaire sous l’esclavage français entre résistance et nécropolitique ».

11h30-12h
Questions et discussions

12h-14h
Pause déjeuner 

Après-midi | Corps, race et colonialité du soin
Présidence/modération Paola Lavra

14h-14h30
Pierre Nobi (Scpo Paris), « "Fièvre des Européens" ou "typhus d'Amérique" ? Savoirs médicaux et circulations épidémiques autour de la fièvre jaune entre le bassin caribéen et la péninsule ibérique (année 14790-1820) »

14h30-15h
Jacques Dumont (Université des Antilles), « La médicalisation de la santé aux Antilles »

15h15-15h30
Myriam Moïse (MCTM/Université des Antilles-LC2S), « Corps-mémoire, corps-trauma : Penser/Panser le corps féminin noir au prisme des arts et littératures de la Caraïbe »

15h45-16h15
Questions et discussions

16h15-17h
Pause-café

17h30
Départ à Tropiques-Atrium : rituel du groupe An Nou - 19h : « TRAS : AN TET OU SA YE », Daniely Francisque (parole), David Obadia (chant guitare), papa Slam, Malik Duranti (slam), Laurent Troudart (danse), Cédric Cléry (batterie), Miky Télèphe (percussions), Guy-Marc Vadeleux (piano), Christophe Mert (peinture).  

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Mercredi 25 mai 2022

Matinée | Savoirs médicinaux, décolonisation du soin et médecines créoles
Présidence/modération Myriam Moïse

9h
Accueil café

9h30-10h
Paola Lavra (MCTM/Campus Caraïbéen des Arts-CCA), « Le colonial au prisme du ventre : la bio-médecine face aux pratiques de résistance des matrones et guérisseuses »

10h-10h30
Agnès Berthelot-Raffard (School of Health Policy and Management à York University, Canada), « Colonialisme médical et injustices herméneutiques : le cas des soins reproductifs des femmes noires » - sur Zoom

10h30-11h15
Marc-Alexandre Tareau et Guillaume Odonne (CNRS, LEEISA), « L’adaptation des médecines créoles guyanaise et haïtienne à l’émergence de la COVID 19 » - en présentiel et sur ZOOM

11h15-11h45
Questions et discussions

12h-14h
Pause déjeuner 

Après-midi | Ingestion raciale, survivre aux régimes coloniaux
Présidence/modération Elsa Dorlin

14h-14h30
Caroline Oudin-Bastide, « Corps empoisonnés, corps médical et corps souffrants » - sur Zoom

14h30-15h
Hourya Bentouhami (Fullbright Fellow/Université Toulouse Jean Jaurès/Erraphis), « Mange cette chair. Sur les politiques raciales de la bouche aux Amériques » - sur Zoom

15h-15h30
Aurélia Michel, (MCTM/Université de Paris Diderot/CESSMA), « Race et psychiatrie dans le monde atlantique, une rencontre ambivalente (XIX-XXe siècle) » - sur Zoom

15h30-16h
Questions et discussions

16h-16h30
Pause

16h30-18h30
Table-ronde "Institutions en tension et corps en résistance"
Avec : Raffaela Cucciniello (Anthropologue et psychologue CMP-Paris) ; Florence Lazar (Documentaliste ESAD Grénoble-Valence) ; Emmanuel Nossin (Ethno-pharmacologue-Martinique); Véronique Monjean (Agricultrice-activiste-Martinique) ; Myriam Malsa (militante écologiste, Martinique) ; Marc-Alexandre Tareau (ethnobotaniste, CNRS, LEEISA, Guyane).


Références

CHAMAYOU G., 2008, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains au XVIIIe et XIXe siècles, Paris, La Découverte.
DORLIN E., 2006, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte.
FOUCAULT M., 1964 [1993], Naissance de la clinique, Paris, PUF, coll. « Quadrige ».
FOUCAULT M., 1966, « Le corps utopique », conférence radiophonique du 21 décembre 1966, disponible en CD France-Culture, coll. « INA-Mémoire vive ».
FOUCAULT M., 1997, Il faut défendre la société. Cours au collège de France,1976, Paris, Gallimard, Seuil.
HOLT T. C., 2001, « Pouvoir, savoir et race. À propos du cours de Michel Foucault ‘Il faut défendre la société’ », in : ZANCARINI J.-C. (éd.), Lectures de Michel Foucault à propos de ‘Il faut défendre la société’, Lyon, ENS Éditions.
HOLT T., 1992, The problem of Freedom. Race, Labor and Politics in Jamaica and Britain, 1832-1938, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press.
DUMONT J., 2018, « Prise en charge des corps.Profil du médecin colonial à partir de quelques itinéraires (Antilles, fin XIXe siècle - années 1960), Outre-Mers, Revue d’histoire, 106 (398-399), pp. 63-88.
WEAVER Karol, « She crushed the child’s fragile skull’: Disease, Infanticide, and Enslaved Women in Eighteenth-Century Saint Domingue », French Colonial Studies, 2004, Medical Revolutionaries: The Enslaved Healers of Eighteenth-Century Saint Domingue, University of Illinois Press  Aug 200
Publié le 24 mai 2022