La question du végétal et de l’habiter dans les villes des « suds »

Découvrez le réseau « Le végétal dans les villes des pays du sud » dans le 2ème numéro du Journal de la FMSH
Trottoir végétal à Daoudiat, Marrakech
© A. Nuscia Taïbi

Lauréat en 2023 du programme Réseaux internationaux en SHS, le réseau « Le végétal dans les villes des pays du sud » questionne les enjeux d’appropriation privée des espaces publics face à l’insuffisance de l’offre d’espaces verts par les pouvoirs publics.

Le végétal en ville correspond à l’ensemble des espaces végétalisés, privés ou publics, gérés, délaissés ou spontanés, situés dans ou à proximité d’une aire urbaine, et concerne les formations végétales plus ou moins développées et les plantes isolées. Ce végétal urbain prodigue de nombreux services écosystémiques, ou bienfaits, aux habitants, notamment écologiques de régulation thermique, de régulation des pollutions de l’air et des eaux pluviales, cruciaux en contexte de changement climatique et d’accroissement des évènements extrêmes type canicule ou pluies de forte intensité, aux effets délétères dans les villes minéralisées et imperméabilisées. Il offre aussi des services sociaux et culturels procurant des bénéfices récréatifs, esthétiques, paysagers et spirituels et des services économiques qui atténuent les effets des dégradations environnementales et de la qualité de vie liés à l’urbanisation et la concentration de la population. Pour toutes ces raisons, même si leurs réels disservices sont parfois mal pris en compte, les enjeux du végétal en ville sont largement intégrés dans les politiques publiques des « pays du Nord ». C’est le cas dès le XIXe siècle en Europe, sur la base de théories hygiénistes qui ont trouvé un nouvel écho au début des années 2000 avec le développement d’un urbanisme plus durable, soucieux d’écologie et de limitation de l’étalement des villes.

Dans les villes des « pays du Sud », ce végétal urbain n’est par contre pas une préoccupation majeure, même si les enjeux du cadre et de la qualité de vie et des services écosystémiques liés au végétal dans ces villes, souvent chaudes, polluées, à croissance urbaine mal maîtrisée, stressantes et à forte population pauvre, y sont peut être plus importants que dans les villes occidentales plus « policées ». Il est vrai qu’après les indépendances (1950 à 1970), ces préoccupations pouvaient sembler non prioritaires pour les décideurs africains, au regard des difficultés autrement aiguës des enjeux du développement, de l’alimentation, du logement, de l’accès à l’eau potable ou de la croissance urbaine.

Le contexte spécifique de la colonisation, explique en grande partie cette situation. En effet la plupart des espaces verts publics présents dans les villes africaines datent de la période coloniale, où l’introduction de ce végétal visait des fonctions paysagères, sociales, d’ambiance et hygiénistes, mais aussi sécuritaires, et participait de l’urbanisme colonial et ses éléments de domination et d’exclusion des « indigènes ». En Afrique francophone, la colonisation a en effet forgé une ville duelle, où le végétal colonial s’intègre au dessein global de contrôle de l’espace et des populations.

Schéma sur le recul du couvert végétal dans la Communauté Urbaine de Marrakech de 1973 à 2020

Le recul du couvert végétal dans la Communauté Urbaine de Marrakech de 1973 à 2020.

© Gourfi A., réalisation à partir de classifications supervisées de composantes d’ACP d’images satel

Après les indépendances jusqu’à la fin des années 1990, peu de nouveaux espaces verts publics sont créés dans les villes africaines, et ceux de la période coloniale formant l’essentiel des parcs et jardins publics accessibles aux habitants, sont délaissés et se dégradent. Un regain d’intérêt pour les espaces verts publics apparaît à partir des années 2000, avec la réhabilitation de certains parcs et jardins coloniaux, et la création de nouveaux espaces verts mieux intégrés dans les projets urbains, même si souvent encore « à postériori ». Cette évolution fait écho à une demande de nature en ville croissante en Afrique comme  dans le monde. Cependant, l’offre d’espaces verts publics reste très insuffisante dans la plupart des villes africaines souvent bien en deçà des 10 m² préconisé par l’OMS, et leur distribution spatiale y reste très inégalitaire, alors que la demande sociale, elle, n’a cessé de croître avec l’urbanisation.

Face à cette insuffisance et l’incapacité des pouvoirs publics à répondre aux besoins des citadins, un processus de végétalisation privée spontanée des trottoirs s’est développé ces dernières décennies dans la plupart des villes d’Afrique du nord et subsahariennes. Très différent de la végétalisation des habitats de haut standing type villas, ce phénomène correspond à une appropriation privée par les habitants des espaces publics que constituent les trottoirs, qui donne à voir l’évolution de la conception et la gestion de la nature en ville. Celles-ci, qui étaient avant tout du domaine des pouvoirs publics aux 19e et 20e siècles, est investie dès la fin des années 1990 par la société civile, jusque là cantonnée dans les espaces privés, et désormais désireuse de participer à la construction de son cadre de vie. En Afrique, même si les préoccupations écologiques ne semblent pas être le moteur de ces changements, ils peuvent être assimilés à une forme d’alternatives environnementales, forme de revendication et de mobilisation individuelle socio-environnementale. Ils dénotent surtout d’un certain assouplissement de la maîtrise de l’espace public par les pouvoirs publics qui tolèrent en un statu quo, les transgressions des particuliers tant qu’ils restent dans des limites acceptables, même si cela créé souvent de réelles gênes aux mobilités.


Article paru dans le deuxième numéro du Journal de la FMSH.

Publié le 22 août 2024