Gouverner les eaux comme commun(s)

Inscrit dans une recherche partenariale internationale, ce projet favorise un dialogue interdisciplinaire entre chercheurs et acteurs de la société civile qui pensent collectivement des modes alternatifs de gouvernance des eaux et de développement face aux incertitudes liées au changement climatique et aux trajectoires de développement. Il s’ancre dans les débats internationaux portant sur l’eau comme communs, et sur la coproduction et la cocréation des connaissances. Il s’agit de répondre aux limites d’approches participatives, relatives à la non-prise en compte des rapports de pouvoir et l’injonction à la participation de la part des bailleurs1. Il rend compte de recherches et de méthodologies originales coélaborées par des chercheurs, associations et populations locales en Asie du Sud-Est, en particulier en Thaïlande.
- Engager un débat avec les chercheurs et acteurs de la société civile qui, en Asie du Sud Est, élaborent des cadres d’analyse innovants de la gouvernance des eaux comme commun(s) et de la co-création des connaissances et des règles de gestion.
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Identifier et documenter des expériences de co-création des savoirs, illustrant des représentations des eaux comme commun(s) aux échelles locales dans un contexte de forte pression sur les ressources en eau, en lien avec des stratégies de développement soutenables.
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Fédérer un collectif afin de répondre à des appels à projets internationaux sur cette problématique, dans une perspective comparative, en Asie du Sud Est, en France et en Afrique.
Le projet repose sur divers constats identifiés à partir d’une revue de la littérature ciblée sur les approches des eaux comme communs et la coproduction en Asie du Sud-Est. Si certains travaux portent sur la gouvernance des eaux souterraines et les défis en termes de partage et de préservation (en qualité et quantité) dans un contexte de changement climatique, d’autres mettent la focale sur l’impact social et environnemental de la construction de grandes infrastructures, en particulier les barrages dans la Région du delta du Mekong (Cambodge, Chine, Laos, Myanmar, Thaïlande, Vietnam). Dans ce contexte, les questions relatives à gouvernance transfrontalière de l’eau sont très présentes dans la littérature. En Thaïlande, la fonction de ces barrages n’est pas centrée sur l’irrigation, mais sur la production d’électricité pour alimenter le pays, notamment les grands centres urbains. Les nombreuses publications sur ces problématiques mettent en exergue les enjeux géopolitiques, les rapports de pouvoir et les conséquences socio-économiques et environnementales de ces choix politiques. Certains se réfèrent à la géographie critique, en particulier à la Political Ecology (Loftus, 2019) et à la littérature sur les Communs, en dépassant les travaux fondateurs d’Ostrom (1990). Le concept de commoning2 (Bollier & Helfrich, 2012; Dardot & Laval, 2015) permet de mettre en avant l’intention politique de transformation sociale portée par les communautés locales et les acteurs impliqués dans ces processus, et d’expliciter les tensions qui existent entre une pluralité de visions ou « d’imaginaires du développement » (Farnan et al., 2023). En mettant l’accent sur l’analyse des rapports de pouvoir, cette approche permet donc de considérer la dimension politique des grands projets d’infrastructure, et les inégalités intrinsèques à ces dispositifs. Par exemple, les travaux de F. Molle3 (2009) sur la région de l’Issan (Thaïlande) et de C. Middleton, P. Hirsh sur les communs transfrontaliers (Hirsch, 2020; Miller et al., 2020) ont finement analysé ces choix politiques en termes d’hydropolitics power (Middleton, 2022). D’autres travaux documentent les mobilisations de collectifs face aux injustices socio-économiques, territoriales et écologiques, en étudiant plus spécifiquement des collectifs de femmes et le rôle de femmes leaders4. Ces analyses des mobilisations citoyennes à l’échelle locale se référent aux grilles de la Feminist Political Ecology (Phongtep et al., 2021), de la théorie de la slow violence (Nixon, 2011), avec des méthodologies originales. Le projet « Photovoices », impliquant des chercheures thaïlandaises (K. Manorom), utilise la photographie comme outil de slow violence pour renforcer le pouvoir des femmes et faire entendre leurs voix dans des projets alternatifs et inclusifs de gouvernance de l’eau5.
L’ensemble de ces travaux ont enrichi les approches des eaux comme communs, en considérant les processus de commoning (Baron & Maillefert, 2021) en lien avec la coproduction des connaissances (Daniel et al., 2013). Les collaborations entre des « chercheurs-facilitateurs» (Lebel & Garden, 2008), et des acteurs de la société civile locale (Living River Association et le Mekong Committee Institute6, la Mekong School de Chiang Khong7, ou l’Assembly of the Poor8) ainsi que des collectifs organisés à l’échelle internationale (International Rivers9) sont un élément clé des processus d’action collective.
La place de l’art est centrale dans le processus de co-création des connaissances, le terme de co-création prenant tout son sens ici, en complément ou comme alternative à celui de co-production.
Un exemple significatif renvoie à la Thai Baan Research (Heis & Vaddhanaphuti, 2020 ; Scurrah, 2013), à la fois cadre d’analyse et méthodologie, conçue par des anthropologues thaïlandais (dont la figure représentative est Chayan Vaddhanaphuti, Chiang Mai University). Il s’agit de mettre en œuvre un processus de recherche coproduite dans le cadre de projets de recherche collaborative portés par Chayan Vaddhanaphuti (Region Center for Social Science and Sustainable Development, RCSD) et Malee Sitthikriengkrai (Center for Ethnic Studies and Development, CESD). Ils questionnent et dépassent les visions classiques de la participation et de la recherche-action participative (RAP) pour mettre en avant et accompagner des processus de co-création des connaissances, voire la co-production de règles de gouvernance des ressources locales innovantes. Fondées sur des principes de justice sociale et environnementale, ces règles sont supposées être co-définies et discutées collectivement, et « encastrées » dans les territoires. Le chercheur est considéré comme facilitateur à certaines étapes du processus de recherche et de co-création. Le chercheur « engagé » peut aussi avoir la fonction de médiateur entre des collectifs organisés aux échelles locales et des politiques publiques. Les villageois impliqués sont qualifiés de « local researchers ». Cette approche est par exemple utilisée pour proposer des « contre-évaluations » des impacts environnementaux et sociaux des grands projets d’infrastructures (comme les barrages), basées sur les représentations, savoirs et connaissances des communautés locales impactées. Ces travaux enrichissent donc les méthodes d’évaluation d’impact classiquement utilisées par les grands groupes privés contraints à l’indemnisation, souvent sous évaluée. Ils contribuent aux débats théoriques sur les valeurs de l’eau, au-delà de la valeur économique (Pierron, 2017).
La question de l’institutionnalisation de ces modes alternatifs de gouvernance et du rôle de l’État dans des contextes de marginalisation de collectifs organisés à l’échelle villageoise reste entière. Elle prolonge les analyses produites par des anthropologues, telles celles de J. Scott (2009).
Diverses méthodologies et outils (mapping participatif, expositions de créations artistiques, dessins, etc.) sont retenues et expérimentées en fonction des contextes pour rendre compte des représentations et savoirs locaux, au plus près des communautés. La place de l’art est centrale dans le processus de co-création des connaissances, le terme de co-création prenant tout son sens ici, en complément ou comme alternative à celui de co-production.
Comme le précise l’appel à projet de la FMSH sur Art et Sciences Humaines et Sociales, « loin d’être une simple re-présentation ou reproduction du monde tel quel, la création artistique nous conduit à interroger et repenser les théories et les dispositifs à travers lesquels nous nous représentons le monde ». L’originalité de la Thai Baan Research réside dans le fait de considérer les villageois comme des artistes en capacité d’exprimer leurs relations à l’eau à travers le dessin. Un ouvrage, récemment publié (Août 2024), présente ces créations artistiques et explicite le rapport des villageois à leurs milieux, incluant humains et « autres qu’humains »10.
La transmission des connaissances sur l’eau, elles-mêmes considérées comme communs, est un élément clé de la démarche avec, par exemple, l’organisation d’Universités d’été pour permettre l’immersion d’étudiants internationaux et thaïlandais dans ces contextes.

Cultural mapping : Local Ecological Knowledges on the Mekong River Basin

Écosystème des rives du Mékong à Ban Huay Luek, district de Waing Kaen, province de Chiang Rai
Mais, au-delà des outils méthodologiques innovants pour favoriser la co-création des connaissances, ces recherchent contribuent, de notre point de vue, à la réflexion sur les Épistémologies des Suds (Boaventura de Sousa, 2011), et à la construction d’une pensée alternative, décoloniale, du « développement » (Colin & Quiroz, 2023), au-delà de l’occidentalo-centrisme. Elles rendent visibles d’autres rapports au monde, et à l’eau en particulier, et réhabilitent des épistémologies qui ont été considérées comme mineures par les dispositifs de savoir et de pouvoir hégémoniques (Colin & Quiroz, 2023). Si la pensée décoloniale est souvent associée à des recherches sud-américaines, le projet soutenu par la FMSH met en lumière des travaux s’inscrivant dans cette perspective dans d’autres aires géographiques (Asie du Sud-Est). En témoignent les discussions conduites dans le cadre de colloques tel celui qui se tiendra à Chiang Mai en 202511.
Ces recherchent contribuent, de notre point de vue, à la réflexion sur les Épistémologies des Suds, et à la construction d’une pensée alternative, décoloniale, du « développement », au-delà de l’occidentalo-centrisme.
Ainsi, dans une première phase du projet, il s’est agi d’identifier les chercheurs et acteurs de la société civile portant ces visions critiques de la gouvernance de l’eau, et de mettre en débat des approches innovantes en termes de commoning et de co-création des savoirs et des règles. Des séminaires12 ont été organisés à cette fin avec le soutien de la FMSH et de l’IRASEC13, en partenariat avec des Universités thaïlandaises (CSDS, Chulalongkrong University, Bangkok ; RCSD et CESD, Chiang Mai University; Mae Fah Luang University, Chiang Rai ; Ubon Ratchathani University).
L’un des objectifs était de confronter une pluralité de grilles d’analyse et de conceptions des communs et de la coproduction qui peuvent être perçues comme « projetées » et transposées dans des contextes décalés par rapport à ceux où ils ont été élaborés. La littérature académique, les projets de recherche et les expériences sur les eaux comme communs, qui ont connu récemment une explosion en France14, font rarement référence à des recherches et expériences en Asie du Sud-Est. Or ces questions y sont débattues, particulièrement en Thaïlande15 où nous avons décidé de cibler nos partenariats.
Les concepts de commun(s), commoning et coproduction ont donc été discutés, de façon critique, lors de séminaires organisés en partenariat avec des académiques et associations, originaires d’Asie du Sud-Est. Des expériences concrètes, innovantes, de gouvernance des eaux comme « communs » ont été présentées, en tenant compte des spécificités des contextes et des territoires, ruraux et urbains, en Thaïlande, au Laos, au Myanmar et en Indonésie. Certains séminaires ont donné lieu à des modalités d’organisation originales, en testant par exemple le deep dive workshop16.
La seconde phase du projet consiste à faire de l’observation participante de processus de co-création, en accompagnant, sur leurs terrains, dans des communautés du Nord de la Thaïlande, des anthropologues thaïlandais, à l’initiative de la Thai baan research. Par ailleurs, l’identification d’expériences originales de co-création, comme dans le cas de Mekong Schools17, permettra d’explorer plus en détails certaines innovations locales.
En conclusion, à ce stade de mi parcours du projet, quelques enseignements peuvent être tirés, faisant émerger de nouveaux questionnements à approfondir.
Sur le plan théorique, le projet a mis en débat des visions plurielles, parfois contradictoires, des communs, révélant des ambiguïtés et un décalage entre une vision critique des communs portée par certains chercheurs et l’adhésion d’acteurs de la société civile à ce terme souvent associé au droit à l’eau ou à un patrimoine commun. Il ressort des différents échanges la nécessité de dépasser les travaux fondateurs des communs se référant à Ostrom (1990) qui définit le ‘commun eau’ comme une ressource « naturelle » en accès partagé et une communauté définissant une structure de gouvernance incluant des règles d’accès, de préservation et d’usage à l’échelle d’un territoire. Nous privilégions, dans ce projet, une approche dynamique de ce qui fait commun, d’où le recours au concept de commoning. Le commun peut donc être compris non dans le sens de « ressource commune à tous », mais « comme un élément partie prenante du territoire, qui fait partie d’un collectif plus large que celui des seuls humains » (Descola, 2005). Il s’agit donc de privilégier une vision systémique18, holistique et relationnelle (Whatmore, 2002) des eau(x), qualifiée aussi de sensible ou en termes d’attachement. La protection du « système eau » nécessite de considérer les identités culturelles, les valeurs sociales et la préservation du bien-être commun sur le long terme. Dans cette acception, l’eau n’est pas une ressource naturelle en soi, mais est constitutive d’un système complexe de savoirs, de valeurs, de pratiques et de représentations. L’accent est enfin mis sur l’importance des arènes de délibération pour formaliser des règles co-construites et instaurer une gouvernance partagée. Une approche en termes de commoning suppose donc de poser les fondements d’un autre modèle de société pour repenser le modèle de développement sous-jacent et les relations entre vivants humains et autres qu’humains qu’il suppose.
Nous privilégions, dans ce projet, une approche dynamique de ce qui fait commun, d’où le recours au concept de commoning.
Une prochaine étape serait d’inviter les collègues d’Asie du Sud-Est à échanger avec les chercheurs français impliqués dans le PEPR One Water, l’eau comme commun où ces questions sont débattues, en associant aussi des partenaires africains.
Penser la co-création des connaissances afin d’élaborer des politiques de l’eau inclusives et durables est un des objectifs du projet à consolider. Les débats conduits à l’échelle internationale sur les Sciences de la durabilité (Berdoulet & Soubeyran, 2014 ; Komiyama & Takeuchi, 2006) insistent sur la nécessité de penser une recherche partenariale, associant à part entière les acteurs de la société civile et les populations locales dès le début du processus19. Le projet a permis d’enrichir la réflexion sur les concepts de participation, co-production, co-construction, en soulignant la nécessité de s’inscrire dans ces processus dès le début de la recherche, lors de la formulation de la question de recherche. Mais il a surtout fait émerger des discussions originales sur la co-création. Il a notamment mis en lumière l’apport de recherches et méthodologies conduites au niveau local, comme la Thai Baan Research. Nous avons souligné qu’au-delà de l’intérêt de la méthode, ces travaux enrichissent les débats actuels sur des Épistémologies des Suds qui visent à « décoloniser » les processus de recherche. Certaines questions méritent d’être mises en débat, notamment celle de la finalité de la collecte et de la production de données, au-delà de la production scientifique et des logiques projets. Dans le cas de la Thai Baan Research, le chercheur appuie les villageois dans la construction d’un récit alternatif, comme cela ressort des travaux sur les politiques de conservation ou les études d’impact social et environnemental liées à des grands projets d’infrastructures. Les villageois deviennent acteurs de la création de connaissances et de données pour construire leur propre récit. La finalité n’est donc pas posée a priori ; on se situe en dehors de la temporalité de la logique projet ; et l’approche sensible est valorisée à travers la créativité, d’où une démarche de co-création.
Si ces travaux sont diffusés dans la sous région, ils restent peu débattus au-delà. Une discussion avec des chercheurs sud-américains, mais aussi africains permettraient de confronter des histoires communes et singulières, et favoriser les partenariats Sud-Sud sur ces enjeux.
Article paru dans le deuxième numéro du Journal de la FMSH.





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