Entretien avec Thibault Bechini

Des villes migrantes : Marseille, Buenos Aires. Construire et habiter les périphéries urbaines au temps des migrations italiennes (1860-1914)
chercheuses et chercheurs de demain, entretiens FMSH

Chaque année, le prix d'histoire sociale de la Fondation Mattei Dogan et de la FMSH est décerné à une thèse de doctorat traitant d’un sujet d’histoire sociale, dans le sens le plus large du terme, du XIXe au XXIe siècle, et portant sur la France, un ou plusieurs pays étrangers ou un sujet transnational. Pour l'année 2021, deux lauréats ont été désignés, Jiawen Sun et Thibault Bechini.

Dans cet entretien, Thibault Bechini revient sur son projet de recherche récompensé "Des villes migrantes : Marseille, Buenos Aires. Construire et habiter les périphéries urbaines au temps des migrations italiennes (1860-1914)", il nous présente son parcours, ses perspectives et l'impact du prix Mattei Dogan sur sa carrière de chercheur.


  • Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre institution de rattachement ?

J'ai réalisé ma thèse de doctorat en histoire au sein de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du laboratoire Mondes Américains (UMR 8168). Cette thèse est l'aboutissement d'une recherche au long cours, dont les premiers jalons ont été posés dans le cadre d'un master en histoire moderne et contemporaine réalisé à l'Ecole normale supérieure de Lyon (2010-2012). Mes mémoires de master étaient déjà dirigés par Annick Lempérière, professeure à l'Université Paris 1, qui est ensuite devenue ma directrice de thèse. Mes premières investigations portaient sur la question du logement à Buenos Aires entre les années 1880 – qui correspondent à une décennie d'immigration massive en Argentine – et les années 1930, où la capitale argentine s'affirme comme une métropole au rayonnement continental. Grâce à un séjour de plusieurs mois effectué à Buenos Aires au début de l'année 2011, j'ai pu identifier des sources qui se sont révélées déterminantes pour la suite de mes travaux. En deuxième année de master, j'ai fait le choix de me focaliser sur les échanges franco-argentins dans le secteur de la construction, entre la Première Guerre mondiale et les années 1960, ainsi que m'y invitaient les sources que j'avais pu consulter. Après une année dédiée à la préparation de l'agrégation d'histoire (2013), j'ai consacré plusieurs mois à l'exploration de nouvelles sources et j'ai obtenu un contrat doctoral à la rentrée 2014. Ma recherche doctorale a largement bénéficié des environnements de travail offerts par l'Ecole doctorale d'histoire de l'Université Paris 1 (ED 113), qui favorise les échanges entre doctorants, et par mon laboratoire de rattachement, Mondes Américains (EHESS/CNRS/Paris 1/Paris-Nanterre), dont le soutien et les initiatives en faveur des jeunes chercheurs ont été précieux tout au long de ma thèse. Ce laboratoire, qui réunit des spécialistes de l'Amérique du Nord et de l'Amérique latine, m'a permis de consolider ma démarche d'histoire transnationale, tout en inscrivant mon enquête dans des territoires clairement délimités, dont j'ai pu explorer les archives grâce aux bourses de mobilité qui m'ont été accordées.

  • Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre projet de recherche récompensé ?

Mes recherches de master avaient mis en évidence l'existence de nombreuses circulations (humaines, matérielles, financières) entre Buenos Aires et Marseille au tournant des XIXe et XXe siècles. Les deux villes s'affirment en effet comme deux grands ports d'immigration, que connectent, dans le dernier tiers du XIXe siècle, les allées et venues des migrants originaires de la péninsule italienne et les exportations/importations de matériaux de construction produits à Marseille et utilisés sur les chantiers de Buenos Aires. De là l'idée de proposer une histoire comparée et connectée de l'urbanisation des quartiers périphériques des deux villes qui, à la fin des années 1860, accueillent les deux plus importants ensembles de population italienne hors d'Italie. Il s'agissait de s'intéresser à la fois à la contribution des migrants italiens aux dynamiques d'expansion urbaine, comme habitants et comme professionnels de la construction, et aux circulations matérielles (tuiles, carreaux, ciment) qui permettent d'inscrire les chantiers des faubourgs dans des configurations globales.

L'enquête prend appui sur les archives des tribunaux civils, qui sont compétents pour régler de nombreux litiges ayant trait à la propriété, à la construction, aux rapports de travail dans l'industrie du bâtiment et aux conflits de voisinage. Le gisement archivistique que représentent les minutes des tribunaux civils m'a invité à enrichir mon questionnement et à m'interroger sur le rôle des actions en justice dans le processus d'expansion urbaine, à une époque où les pouvoirs publics n'encadrent pas toujours de manière rigoureuse l'urbanisation des quartiers périphériques. Parallèlement, il s'agissait de voir comment les justiciables étrangers, hommes et femmes, se saisissaient des tribunaux pour faire valoir leurs droits, comme propriétaires, locataires ou travailleurs du bâtiment. Beaucoup d'affaires concernent des histoires de « murs » : murs mal construits ou murs mitoyens, qui sont le support de conflits du quotidien, à travers lesquels on peut faire l'histoire du changement technique et du changement social qui accompagnent l'urbanisation des périphéries marseillaises et porteñas au temps des migrations italiennes. La richesse des dossiers de procédure permettait également de poser la question des spécialisations professionnelles en contexte migratoire : pourquoi les migrants italiens font-ils le choix de se spécialiser dans tel ou tel segment de l'industrie du bâtiment ? De ce point de vue, les expertises ordonnées par les tribunaux apparaissent comme des moments importants dans la construction des spécialisations professionnelles ; elles permettent la reconnaissance de savoir-faire grâce auquel les migrants s'insèrent dans les circuits économiques de leurs villes d'accueil.

  • Comment avez-vous pris connaissance de l'existence du prix d'histoire sociale Mattei Dogan ?

Depuis sa création, le prix d'histoire sociale Mattei Dogan a récompensé des travaux qui ont été pour moi des références importantes, grâce auxquelles j'ai pu préciser certains aspects de ma réflexion. Je pense notamment au travail de Vanessa Caru sur le logement ouvrier à Bombay et à celui d'Anaïs Albert sur la consommation des classes populaires parisiennes à la Belle Époque. En outre, je savais que le prix Mattei Dogan pouvait être attribué à des thèses traitant de sujets transnationaux. J'ai donc tenté ma chance.

  • A quel moment avez-vous décidé de poser votre candidature pour le prix ?

La soutenance d'une thèse de doctorat est un moment important dans le parcours d'un jeune chercheur. C'est à la fois un aboutissement et un point de départ. Le contexte sanitaire de l'année 2020 n'a pas permis à ma soutenance d'avoir lieu dans des conditions ordinaires. Cependant, le dialogue avec certains membres du jury autour des résultats obtenus dans ma thèse s'est poursuivi par courriel et j'ai été invité à faire connaître ma recherche. Présenter sa candidature à un prix de thèse permet de réfléchir aux suites à donner à son travail et à sa diffusion. Il est très stimulant de préparer sa candidature en se focalisant sur les principaux apports de la thèse, de manière à ce que celle-ci puisse intéresser le plus grand nombre.

  • Le contexte difficile de l'année 2020 a-t-il eu un impact sur votre manière de mener votre recherche ?

J'avais fait le choix de consacrer la totalité de l'année universitaire 2019-2020 à la rédaction de ma thèse et à des dépouillements ponctuels d'archives en Italie, pour corroborer certaines démonstrations ou pour affiner les trajectoires professionnelles et résidentielles de quelques familles de migrants italiens dont je retrace l'itinéraire sur plusieurs générations. Pour ce faire, j'ai sollicité et obtenu une bourse de mobilité Walter-Zellidja (Académie française/Institut de France) qui m'a permis d'être accueilli pendant un an à l'École française de Rome. Malheureusement, à partir du mois de mars 2020, les archives que je souhaitais consulter pour préciser certains aspects développés dans les derniers chapitres de ma thèse sont devenues inaccessibles. Cela m'a invité à me recentrer sur la rédaction à partir des matériaux dont je disposais déjà ou qui étaient numérisés et accessibles en ligne. Plus largement, l'absence de rencontres scientifiques en présence a eu un impact sur ma manière de réfléchir à un nouvel objet de recherche et de me lancer dans des investigations post-doctorales. Les séminaires et colloques en ligne ne remplaceront jamais la fluidité des échanges en présence, qui sont souvent déterminants pour définir de nouvelles hypothèses de recherche.

  • L'obtention de ce prix est-elle déterminante pour la poursuite de votre projet de recherche ?

Le prix Mattei Dogan est une récompense prestigieuse qui me permet d'envisager la publication de ma thèse doctorat. Ce prix fait autorité dans le champ de l'histoire sociale et je suis très honoré que les conclusions présentées dans ma thèse aient été jugées dignes de cette distinction. Par ailleurs, dans l'immédiat, le prix Mattei Dogan va me permettre de financer de nouvelles campagnes d'archives et de me lancer dans de nouveaux chantiers de recherche.

Thibault Bechini
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CRALMI

Publié le 13 juillet 2021