Entretien avec Mathilde Heslon

Jeunesses "en galère" à Mayotte : nouveaux enjeux du traitement de l'affliction et la parenté dans le plus récent département français
chercheuses et chercheurs de demain, entretiens FMSH

À l'occasion de la remise du prix Ariane Deluz qui récompense chaque année un travail de terrain en ethnologie, la lauréate de l'édition 2020, Mathilde Heslon, a répondu nos questions sur son parcours d'ethnologue et sa recherche auprès de la jeunesse mahoraise. Cet entretien fait partie de la série Acteurs et actrices de la recherche qui met en avant le travail de jeunes chercheurs et chercheuses soutenu.e.s par la FMSH.

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Habitations en tôle dans un bidonville de Mayotte d’où sont érigés les drapeaux français et européen.

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  • Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre institution de rattachement ?

Après deux années de classe préparatoire littéraire aux grandes écoles, je me suis inscrite à Paris X-Nanterre où j’ai obtenu deux licences, l’une en philosophie et l’autre en ethnologie. J’ai ensuite poursuivi ma formation en ethnologie et anthropologie sociale en m’inscrivant en master à l’EHESS. En 2015, j’ai soutenu un mémoire intitulé : « Mise en scène d’un rituel dans un festival : autour du festival des rituels et des danses masquées de Cotonou (Bénin) », sous la direction de Jean-Paul Colleyn. J’ai par la suite orienté mes recherches sur les dimensions de soins des rituels et d’autres institutions. Je me suis alors inscrite en licence de psychologie, tout en préparant un nouveau projet de recherche de doctorat que je souhaitais réaliser à Mayotte, le plus récent département français. En 2016, je me suis inscrite en doctorat en anthropologie sociale et ethnologie à l’EHESS sous les directions de Richard Rechtman et de Laurent Berger. J’ai bénéficié du contrat doctoral du LabEx TEPSIS et je suis actuellement lauréate de la bourse de thèse du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, qui me permet d’en finaliser l’écriture.

 

  • Quel est le sujet de votre thèse ?

Ma thèse analyse les tensions sociales du plus récent département français, Mayotte, à travers l’étude des afflictions de jeunes personnes. En effet cette période liminaire, qui caractérise des personnes ayant entre quinze et trente ans, est au cœur des conflits sociaux mahorais : violence, difficulté à trouver un emploi ou une formation due entre autres à la pression démographique, obstacles pour avoir accès au statut d’adulte parfois en lien avec la situation migratoire, etc. Dans une société matri-uxorilocale de filiation indifférenciée, ces tensions se concentrent souvent autour d’enjeux d’héritage et de stratégies d’alliance. Elles se négocient ou se résolvent donc tout d’abord dans le mariage, qui permet aux jeunes de passer d’un statut d’individu liminaire à celui d’adulte. Un second dispositif, aux dimensions initiatiques, rend possible la résolution de ces tensions : les rituels de possession. Il permet entre autres d’ouvrir des espaces de discussions et de négociation avec les adultes médiatisés par des esprits. Enfin, les différents dispositifs de soin auxquels les jeunes ont recours (islam, rituels de possession et institutions médico-sociales) révèlent différents paradigmes de traitement – de l’extériorisation du problème à son intériorisation réflexive –, impliquant diverses conceptions de la personne.

 

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  • Pouvez-vous nous présenter votre projet de recherche récompensé ?

Le prochain terrain permis par le prix Ariane Deluz se concentre sur les tensions au sein du système de parenté mahorais qui sont vécues par des jeunes en situation d’affliction. Il se focalise sur deux transformations rituelles. Tout d’abord, celle de l’emphase sur la cérémonie d’entrée dans la maison de la mariée (appelée génériquement manzaraka) qui réaffirme l’uxorilocalité. En effet, alors que le mariage religieux met en scène publiquement un don d’argent (douaire : mahari) entre hommes – le douaire étant donné par le marié au représentant religieux (cadi) puis au représentant de la mariée – le grand-mariage met en scène un don d’argent et de bijoux entre la belle-mère et sa belle-fille. Cela a lieu juste après l’entrée du marié dans la maison de la mariée, et met en scène donc deux femmes propriétaires de maisons qui s’échangent un homme. La seconde transformation rituelle est celle d’une présence accrue de jeunes hommes dans les rituels de possession. Ces afflictions plus fréquentes qu’auparavant de jeunes garçons par des esprits soulignent d’une part les situations de vulnérabilité et de précarité que vivent certains d’entre eux, confortent d’autre part l’héritage indifférencié́ par la transmission de ces esprits. Ces derniers, en effet, possédaient le plus souvent les ancêtres ou parents féminins de ces jeunes hommes.

 

  • Dans quel contexte avez-vous décidé de poser votre candidature pour ce prix ?

En effectuant le travail d’organisation et d’analyse des données à Paris, suite à un terrain de seize mois, les deux transformations rituelles me sont apparues comme étant des éléments centraux de cette thèse. J’ai alors appris qu’un jeune homme que j’avais rencontré au cours de rituels de possession allait réaliser son grand-mariage (appelé génériquement manzaraka) avec une jeune fille dont je connais bien la famille. J’ai donc cherché une aide qui me permettait de mener à bien ce terrain. L’un de mes directeurs de thèse m’a orienté vers ce prix.

 

  • Que vous permettra le prix Ariane Deluz et dans quelle mesure est-il déterminant pour la poursuite de votre projet de recherche ?

Le prix Ariane Deluz va ainsi me permettre d’assister à ce grand-mariage afin à la fois d’interroger le jeune marié sur la transmission des esprits qui le possèdent mais aussi d’assister à toutes les étapes de préparation de la cérémonie au sein des familles de l’homme et de la femme. Sans ces données, ces transformations rituelles ne pourraient être qu’évoquées superficiellement ou hypothétiquement dans ma thèse, alors qu’elles sont des éléments fondamentaux pour comprendre quelles sont les tensions sociales vécues par les jeunes, et comment ils les négocient dans les rituels.

 

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Mathilde Heslon

Doctorante à l'EHESS (laboratoire CESPRA)

Titulaire d'une bourse de thèse du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac

Publié le 3 novembre 2020