« Et les grands cris de l'Est »

Parution de l'ouvrage de Sophie Goetzmann
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Sur quoi repose le succès d'un artiste en dehors de son pays d’origine ? Les attentes d’un public étranger orientent-elles la réception d’une œuvre, parfois au prix d’une déformation de son sens initial ? Le transfert d’une production artistique d’un contexte culturel à un autre peut donner lieu à un « malentendu productif » conduisant les récepteurs à apprécier celle-ci à l’aune de leurs propres références nationales, à priori loin des intentions revendiquées par son auteur.

Ce phénomène expliquerait-il le succès de Robert Delaunay en Allemagne avant la Première guerre mondiale ? Le peintre orphiste y est l'un des artistes les plus célèbres, dans un contexte pourtant marqué par de fortes tensions nationales. Au cours de l’année 1913, avec l’aide du galeriste et directeur de revue Herwarth Walden, il expose et voyage à deux reprises à Berlin. Ses œuvres y suscitent l’engouement particulier de trois artistes expressionnistes aux trajectoires très différentes, et dont les travaux semblent à première vue très éloignés de ceux du Français : les peintres Ludwig Meidner et Lyonel Feininger, et l'architecte Bruno Taut.

Dans un premier temps, ce livre retrace en détail ce qui a été alors lu et vu de l’œuvre de Delaunay dans la capitale allemande. Ensuite, à travers l’étude de la réception critique de Delaunay par trois figures majeures de la scène artistique berlinoise, il revient sur l’idée que le contexte culturel national entraverait la compréhension d’une œuvre ou en influencerait systématiquement les interprétations. En dépassant ainsi les préjugés nationaux qui nourrissent les débats esthétiques au début du XXe siècle et continuent d’imprégner aujourd’hui encore l’histoire de l’art, Sophie Goetzmann nous révèle les liens inattendus qui unissent, par-delà les frontières, les avant-gardes désignées sous les termes d’orphisme et d’expressionnisme.

 

Sophie Goetzmann est chercheuse en histoire de l’art, docteur de l’Université Paris-Sorbonne depuis 2016

« L’incohérent inquiète », relevait déjà Werner Hofmann dans sa préface à l’exposition des peintres romantiques allemands à Paris en 1977. Cette remarque amusée nous paraît aujourd’hui plus que jamais d’actualité. La présence de Delaunay outre-Rhin semble définitivement à classer parmi les étrangetés que n’avait pas prévues l’histoire de l’art, pour peu qu’elle soit conçue comme « fiction homogène et sclérosée » ; aussi y voyons-nous automatiquement une sorte d’« erreur », dont nous rejetons la faute sur les artistes. Le « malentendu » suppose en effet qu’il existe, à l’exact opposé, un « bien-entendu » possible, qui aurait permis à Delaunay d’être « correctement compris » en Allemagne. Que faut-il entendre, ici, par « comprendre » une oeuvre ? La plupart des chercheurs cités paraissent tenir pour « conforme » une compréhension qui serait en parfaite adéquation avec l’intention de l’auteur. Si nous n’adhérons pas à l’idée que celle-ci constituerait nécessairement le sens intrinsèque, « juste », d’une oeuvre, il demeure néanmoins possible, en partant de la façon dont le peintre s’est éventuellement présenté ou a été présenté en Allemagne, d’évaluer l’impact de cette médiation sur les artistes, ou son possible détournement. Comprendre la réception allemande de Delaunay revient dès lors à retracer l’histoire du regard de son public, en tâchant d’abord de mettre au jour un savoir commun auquel celui-ci aurait eu accès. Nous touchons ici à l’un des points fondamentaux de notre étude : parmi les auteurs s’accordant à parler de « malentendu », de changement de sens, voire de trahison, rares sont ceux à s’être finalement intéressés à l’essentiel : à ce qui, en Allemagne, avait été entendu.

Extrait de l'introduction

Publié le 30 juin 2021