Énonciation(s) et passions dans les territoires sémiotiques ouverts par l'Intelligence Artificielle

L’Intelligence Artificielle est avant tout un problème sémiotique qu’il faut aborder à plusieurs niveaux : celui des objets qu’elle produits, celui des pratiques qu’elle déclenche et accompagne, celui des langages de programmation et de leur rhétorique, ainsi que des formes de vie qu’elle instaure et transforme.

Découvrez la troisième séance du Séminaire International de Sémiotique à Paris 2023-2024 : Énonciation(s) et passions dans les territoires sémiotiques ouverts par l'Intelligence Artificielle.

Le problème de l’énonciation dans le domaine de l’IA sera au centre de nos recherches tout au long de cette année de séminaire.

Les questions que nous envisageons comme les plus urgentes dans ce cadre concernent les instances énonçantes machiniques (impersonnelles ? quasi-personnelles ?) de la machine. Le focus sur les instances énonçantes nous amènera à réfléchir à l’analyse de la créativité (presque-auctorialité ?) assignable au travail de la computation et à ses algorithmes. De plus, il faudra considérer que, dans le cadre de l’IA générative, les formes linguistiques de l’adresse et la gestion des interactions sont pertinentes non seulement dans l’étude de ChatGPT mais aussi dans les cadres de la robotique et des environnements immersifs (plus ou moins artistiques, thérapeutiques, scientifiques ou liés à la sécurité).

Intervenants :

• Jean Lassègue (CNRS), Prédication et prédiction : quel avenir pour la métaphore à l'ère des chatbots conversationnels ?

Le cadre interprétatif qui sera tracé consiste à envisager l’histoire de l’IA comme une nouvelle étape dans l’histoire de l’écriture.  Le parcours du mathématicien Alan Turing peut permettre de préciser les choses : à partir du formalisme hilbertien entièrement assujetti à un ordre graphique d’origine alphabétique permettant de définir mathématiquement la notion de calcul, c’est le relâchement de cette contrainte alphabétique qui autorise la modélisation physique d’événements se déroulant dans l’espace et le temps. On peut mieux saisir alors la dynamique propre à l’histoire de l’IA, prise entre le formalisme du calcul et les réseaux de neurones. Dans cette dynamique, on peut alors tenter d’approcher ce qui constitue la dernière volonté de conquête de l’IA : modéliser la construction du sens au moyen des modèles statistiques de langage sans en rester à la modélisation de certains événements spatio-temporels à une certaine échelle. Or, pour caractériser la nature du langage, la métaphore a été considérée comme fondamentale par les linguistes et les théoriciens de la littérature du XXe siècle. En tant qu'unité sémantique stabilisée capable de traverser différents champs sémantiques tout en conservant sa forme, une métaphore ne peut être prédite, et encore moins calculée. Les chatbots conversationnels semblent vouloir changer la donne à cet égard : en introduisant une mesure d’occurrence, chaque mot dans la construction progressive d'une phrase est le résultat d’une prédiction basée sur un calcul statistique. Même si, d’un point de vue théorique, on peut assez facilement critiquer cette approche à la fois du point de vue de la théorie de l’apprentissage sous-jacent et du point de vue de la nature même du langage), c’est aussi d’un point de vue pratique qu’il faut envisager les choses : si l’utilisation des chatbots se généralise massivement, quelles sont les implications pour les locuteurs dans leur langage quotidien ? En particulier, l’usage de la métaphore comme brique essentielle dans la construction du sens appartient-il déjà au passé ? Telles sont les questions qui seront abordées dans cette présentation.

• Alberto Romele (Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle), L’IA générative comme situation expérimentale : certitudes symboliques et incertitudes matérielles.

Cette présentation découle d’une idée suggérée dans le texte de présentation de ce séminaire, selon lequel l’IA, et en particulier l’IA générative, renvoie à une situation
expérimentale. Par situation expérimentale, nous entendons un moment où le verrouillage technologique n’est pas encore achevé et où diverses possibilités sont encore ouvertes. Notre hypothèse est que cette situation est cependant, dans le cas de l’IA générative, tout à fait particulière. En effet, il existe un verrouillage technologique en ce qui concerne les solutions techniques et technologiques, leurs producteurs et les méthodes de mise en oeuvre. Or, le verrouillage technologique de l’IA implique des usages expérimentaux, une sorte d’incertitude sous-jacente qui caractérisent notre rapport à l’IA générative. En somme, ce que nous vivons avec l’IA générative, c’est la certitude et l’acceptation de l’incertitude. Notre thèse est que cette certitude de l’incertitude est rendue effective par une certaine vision du monde (une certitude, au sens de Wittgenstein) que nous avons à l’égard de l’IA. En bref, une sorte de certitude symbolique qui masque les nombreuses incertitudes matérielles de nos utilisations de l’IA.
La présentation est divisée en trois parties. Dans la première partie, il sera question du concept de verrouillage technologique, relié notamment au concept d’habitus technologique et numérique. La deuxième partie sera consacrée aux certitudes symboliques sur l’IA, en nous référant notamment aux représentations visuelles de l’IA et à la
manière dont ces récits ont des effets anesthésiants et en même temps excluants sur les non experts. Dans la troisième partie, seront abordées les incertitudes matérielles, en nous référant principalement à l’ingénierie du prompt en tant que tentative (imaginative) de naviguer dans l’incertitude qui caractérise notre relation avec l’IA. Là encore, les images – cette fois, celles produites par l’IA générative – joueront un rôle exemplaire.