Entretien avec Giulio Tatasciore
Dans le cadre de son programme d’aide à la mobilité Atlas, la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et ses partenaires offrent des aides à la mobilité (entrante et sortante) pour des recherches postdoctorales en sciences humaines et sociales d’une durée de 1 à 3 mois, destinées à la jeune recherche.
Giulio Tatasciore, lauréat de l’appel 2020, nous présente au cours de cet entretien le travail qu’il a mené dans le cadre du programme, en lien avec les travaux de sa thèse portant sur la construction culturelle de la figure du brigand italien à l’âge romantique et à l’époque du Risorgimento ; tout en revenant sur son accueil à Paris en tant que chercheur invité à l’Université Sorbonne Paris Nord.
- Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre institution de rattachement ?
Je suis actuellement chercheur postdoctoral à l’Université de Salerne, en Italie, depuis 2020. Je m’occupe d’histoire culturelle et politique du 18e et du 19e siècle, en consacrant mes travaux notamment aux imaginaires sociaux et aux représentations du crime. En particulier, dans le cadre d’un projet PRIN italien (équivalent à peu près à un projet ANR français) je coordonne un axe de recherche consacré à l’imaginaire du brigandage et aux représentations culturelles de la figure du brigand. Le titre du PRIN est justement Il brigantaggio rivisitato. Narrazioni, pratiche e usi politici nella storia dell'Italia moderna e contemporanea («Le brigandage revisité. Narrations, pratiques et usages politiques dans l’histoire de l’Italie moderne et contemporaine »), et ce projet réunit autour d’une recherche commune – mais très articulée et interdisciplinaire – les universités de Salerne, Bari, Catane et Teramo.
Auparavant, entre 2018 et 2020 j’ai été chercheur postdoctoral à l’École Normale Supérieure de Pise, toujours en Italie, où je suis arrivé après avoir obtenu mon doctorat en « Histoire de l’Europe », dans le cadre d’une co-tutelle internationale de thèse à l’Université de Teramo et à l’Université Paris Diderot-Paris 7 (2014-2017). Cependant, mes relations avec les institutions françaises (et mon amour pour la France et sa culture) remontent à la période des études universitaires, puisque j’ai été élève du Cursus intégré franco-italien d’ « Histoire et civilisations comparées», organisé par l’Université de Bologne et l’Université Paris Diderot-Paris 7.
- Pouvez-vous nous présenter brièvement votre projet de recherche sélectionné par le programme Atlas « Brigands d’Italie. Crime, littérature et politique à l’âge du Risorgimento » ?
Dans le cadre du programme Atlas j’ai poursuivi le travail commencé avec ma thèse, qui déjà portait sur un sujet fascinant, c’est-à-dire la construction culturelle de la figure du brigand italien à l’âge romantique et à l’époque du Risorgimento. Si la recherche était centrée sur la notion d’imaginaire social, à savoir la façon dont les gens dans le passé ont compris, expérimenté et représenté les identités sociales (et, pour ce qui me concerne en particulier, les identités criminelles), alors il fallait bien se confronter avec la capacité performative du discours autour des brigands. La recherche s’est focalisée d’ailleurs sur la circulation des motifs et des figures dans un cadre européen (français, anglais, allemand), et sur la manière dont ils ont été repris, infléchis, appropriés dans le contexte italien. Ces connexions se produisent donc au niveau transnational, ce qui d’ailleurs suffit à expliquer la raison d’un séjour d’étude à l’étranger.
Une démarche d’histoire culturelle m’a permis d’analyser les phénomènes d’identification, folklorisation, médiatisation, politisation et criminalisation liés au type du brigand italien. La recherche a analysé par exemple le développement de modes littéraires comme le roman gothique ou le roman historique ; la construction de stéréotypes issus des pratiques de voyage et du débat ethnographique ; l’intersection avec le discours criminologique sur les « classes criminelles » urbaines ou sur les criminal tribes exotiques; la dynamique du conflit politique lié au Risorgimento; l’élaboration de mythologies opposées (révolutionnaire-patriotique vs contrerévolutionnaire-légitimiste).
Il s’agissait pour l’essentiel de relier l’imaginaire de l’époque d’une part aux pratiques de consommation culturelle et d’autre part aux pratiques policières et militaires. Ces mécanismes, longtemps considérés en tant que descriptions des marges ou ramené au modèle du bandit social, peuvent au contraire être analysés en tant que vecteurs de construction des identités sociales, et donc comme des segments non négligeables de la réalité sociale.
- Que vous a permis le séjour de recherche Atlas offert par la FMSH ?
Une étude de représentations appelle la mobilisation de nombreuses sources imprimées ainsi que la constitution d’un corpus très diversifié, qui comprend par exemple la littérature au sens large (romans, littérature de voyage, théâtre), le débat politique (pamphlets, mémoires, récits contemporaines), la production scientifique (traités de géographie, travaux d’anthropologie criminelle ou d’analyse sociale) ou les publications périodiques (littéraires, scientifiques, illustrées). Le programme Atlas m’a permis, d’abord, de continuer à exploiter ces matériaux très riches et de compléter ma documentation avec un séjour de trois mois à Paris en 2020, en travaillant notamment à la Bibliothèque Nationale de France. Le calendrier du travail, dans son ensemble, a été évidemment bouleversé par la crise sanitaire du Covid-19. Néanmoins, à travers le programme Atlas, j’ai été accueilli en tant que chercheur invité à l’Université Sorbonne Paris Nord. Mon domaine de recherche était bien en phase avec les orientations scientifiques du laboratoire pluridisciplinaire Pléiade, qui a placé la « marginalité » au cœur de son projet de recherche transversal. J’ai été intégré au sein du centre de recherche, et j’ai été accueilli par M. Frédéric Alexandre, directeur du laboratoire, et Mme Anne-Emmanuelle Demartini, spécialiste de l’histoire du crime et ses représentations. Ce dernier contact, qui à vrai dire remontait à mon Master 2 et puis à ma thèse (conduite sous sa direction et sous celle de M. Francesco Benigno), a été essentiel pour préciser ultérieurement les aspects méthodologiques et théoriques de ma recherche.
- Conseillerez-vous ce programme aux jeunes chercheurs ? Pourquoi ?
Oui, sans doute ! D’abord, il faut dire que l’accueil à la FSHM a été excellent. Mme Sara Guindani et Mme Marta Craveri, qui je tiens à remercier vivement, m’ont fourni tout le support logistique et personnel possible, surtout en considérant le contexte et les fortes limitations liées à la crise sanitaire. Le programme Atlas est une plateforme à la fois dynamique et encadrée, qui permet aux chercheurs de travailler d’une façon indépendante et en autonomie. Ainsi, mon séjour à la FSHM a été aussi une occasion de construire d’autres relations intellectuelles avec mes collègues et avec mes institutions de rattachement. Le laboratoire Pleiade, où j’ai participé à différents activités et séminaires, m’a mis à disposition un poste de travail dans le site du Campus Condorcet (j’ai logé à la Maison des chercheurs, dans une ambiance idéale). L’ensemble de ces facilitations a été précieux, surtout dans les périodes où l’accès aux bibliothèques et aux archives était quand même très limité.
Le programme Atlas est une plateforme à la fois dynamique et encadrée, qui permet aux chercheurs de travailler d’une façon indépendante et en autonomie. Mon séjour à la FSHM a été aussi une occasion de construire d’autres relations intellectuelles avec mes collègues et avec mes institutions de rattachement.
- Pouvez-vous nous en dire plus sur votre dernier ouvrage ?
Il s’agit de ma première monographie, intitulée Briganti d’Italia. Storia di un immaginario romantico (Brigands d’Italie. Histoire d’un imaginaire romantique) et publiée par Viella très récemment, en 2022. On voit bien, si l’on pense au titre, que ce livre est le résultat du parcours de recherche initié avec ma thèse et poursuivi avec constance dans les dernières années. Dans ce sens-là, il représente le moment conclusif d’un long et passionnant itinéraire qui m’a formé en tant que jeune historien.
Comme l’on a vu, la sensibilité romantique a pour ainsi dire inventé le type du brigand italien, reconnaissable pour son costume plein d'arabesques et pour son chapeau conique, à larges bords et orné de rubans. Figure totale, le brigand s’insinue dans les recoins de l’imaginaire social à l’échelle européenne. Romanciers, artistes et voyageurs, mais aussi patriotes et réactionnaires, sont confrontés à ce personnage mystérieux et contribuent à façonner son profil ambigu. Magnétique, exotique, fascinant, le brigand incarne la vertu et le vice, le pittoresque et le monstrueux, le sublime en révolte et les pires dépravations criminelles. À bien des égards, il résume l’idée stéréotypée de l’Italie romantique, irrégulière, ardente.
En reconstituant un récit collectif tourbillonnant, ce volume interroge les discours, les savoirs et les images qui, dans le contexte des grandes transformations amorcées entre la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, élaborent une réserve de sens destinée à forger les représentations du phénomène et ses interprétations successives.