Retour sur le terrain mexicain : Rencontre avec Emmanuelle Corne, photographe à la FMSH

Le multimédia pour raconter et valoriser "autrement" la recherche en SHS
retour sur le terrain mexicain-article emmanuelle corne

En février 2020, Emmanuelle Corne, auteure et photographe au sein de la mission Médias & science de la FMSH, a pris le chemin du Veracruz, au Mexique, avec l’anthropologue Sabrina Melenotte, pour suivre la Ve Brigade nationale de recherche de personnes disparues. Ce premier type de collaboration soutenu par la FMSH donnera naissance au mook Mexique : une terre de disparu.e.s ; un nouveau format d'édition et de valorisation de la recherche qui permet de raconter "autrement" une tragédie humaine et ses conjurations, en vue de s'adresser à un public plus large que les cercles universitaires restreints.

Dans la 3e édition de la revue Condition humaine / Conditions politiques, Emmanuelle Corne a publié un article « Chavirer et revenir au monde. Récit sensible d’une photographe depuis la Ve Brigade nationale de recherche de personnes disparues au Mexique ». Cet article est notamment un récit sensible sur ce projet exceptionnel. Rencontre.


 

« On pourrait partir ensemble et la suivre, toi en photographe et moi en anthropologue ?  - Oui, partons ! »

Lorsque l’on demande à Emmanuelle les raisons qui l’ont poussée à se lancer avec cet enthousiasme, plusieurs éléments lui viennent à l’esprit. D’abord l’envie de travailler en binôme avec Sabrina Melenotte, mais également l’intérêt qu’elle porte depuis toujours aux femmes et aux familles. « Au Mexique, les familles cherchent ensemble ; beaucoup de jeunes hommes disparaissent et ce sont les mamans qui les cherchent. Sabrina savait que ça m’intéressait beaucoup. »

« C’était également l’occasion de tenter une expérience mutuelle. À travers les images et les photos, Sabrina accédait à une réalité qu’elle n’avait pas forcément toujours sous les yeux. La photographe ne verra pas les mêmes choses. Elle passe son temps à regarder partout. Lorsque tu es chercheure, tu regardes surtout ton interlocuteur ou l’objet de ta recherche » explique Emmanuelle.

« Sabrina était intéressée chaque soir à revoir les photos de la journée et à observer des détails qu’elle n’avait pas vus. Une photo permet de prendre le temps de les voir, de faire un arrêt sur image. »

De son côté, Emmanuelle pouvait chaque jour, grâce aux retours réflexifs et descriptifs de Sabrina, mieux comprendre ses propres images et réfléchir à la production des suivantes. « J’étais très intéressée par tout ce qu’elle pouvait me fournir comme explication sociologique, anthropologique, historique et découvrir une approche différente que juste factuelle. » Aller sur le terrain a permis à Emmanuelle de s’immerger et documenter le quotidien de ces familles, dans le meilleur comme dans le pire. Prendre en photo les moments les plus anodins, ceux que l’on ne photographie jamais : dans les transports, dans les moments de détente et de joie, lorsqu’ils se racontent des blagues, chantent ; mais aussi dans les moments les plus émouvants, quand ils se réconfortent en se prenant dans les bras. « Ces familles ont un trou dans le cœur qui ne les lâche pas, un être qui leur manque. »

 « Qu’est ce qui nous motive ? Un terrain exceptionnel, un moment exceptionnel, et l’envie de le partager »

Une expérience non sans défi pour la photographe, tant sur le plan professionnel que personnel. Tenir trois semaines en dormant dans des conditions physiquement difficiles, gardée par la police dans une enceinte fermée, rester sur ses gardes, supporter la tristesse. Au-delà des défis qu’impose un terrain difficile, Emmanuelle évoque également la difficulté sur la manière même d’appréhender son travail.

« Je ne savais pas encore ce que j’allais regarder. C’était compliqué, on ne savait pas dans quelle mesure on allait pouvoir se soutenir avec Sabrina. Alors on a rapporté chacune nos matériaux : elle ses écrits, ses carnets, ses notes, ses observations. Moi mes images. » Emmanuelle souligne ainsi la difficulté de trouver un angle précis lorsqu’on se rend pour une première fois dans un endroit. « On a pu me dire qu’on ne comprenait pas trop l’histoire que je voulais raconter. C’est ce que j’ai appris professionnellement : une première fois ne suffit pas. Il faut retourner sur le terrain en se concentrant sur une chose et en sachant ce qu’on va regarder. » Car rapporter une série d’images, c’est pouvoir raconter une histoire, et c’est ce qu’a essayé de faire Emmanuelle avec le portfolio du Mook. Montrer la busqueda en vida - la recherche dans la vie, la recherche en vie, la recherche d’un.e vivant.e.  « Ces familles ne font pas que chercher des morts et gratter la terre. Elles cherchent aussi des personnes vivantes ; et ça on en parle très peu.

Sur le plan personnel, Emmanuelle est surprise de sa grande résistance sur le moment. C’est à son retour qu’elle a éprouvé explicitement tous les sentiments intériorisés pendant la brigade : l’impact que ces disparitions ont sur leurs familles et sur elle. « Je suis encore abonnée à toutes les pages Facebook, j’ai des alertes à chaque fois que quelqu’un disparait. Je ne peux pas m’empêcher de regarder leur visage et de penser à leur famille. Je continue d’être touchée par le jeune âge des disparu.e.s. »

Emmanuelle retient de cette collaboration chercheure-photographe une expérience exceptionnelle et complexe. « Il est intéressant d’anticiper les attentes de chacune car il y a des moments d’équilibre et de déséquilibre dans nos productions respectives. Nous n’avons pas les mêmes méthodes, les mêmes contraintes, les mêmes objectifs, etc. Nous étions entourées de deux cent personnes, il fallait trouver les bons moments pour être ensemble. Ce sont des choses que nous avons apprises sur le terrain. »

« Mais l’expérience est exceptionnelle !  Je n’ai qu’une envie, c’est de reprendre la route et lui donner une suite, avec Sabrina. Sans son regard, je n’aurais pas observé les choses de la même façon. On espère faire un autre terrain ensemble : toujours autour des disparu.e.s, mais autrement. Peut-être avec les mères ? »  La photographe ne peut s’empêcher de réfléchir également aux opportunités que représente l’alliance de l’audio-visuel et de la recherche.

« Il y a beaucoup d’expériences qui se font dans la recherche en Sciences humaines et sociales. J’aimerais commencer à faire d’autres expériences avec le son ou la photo et avec des chercheur.e.s. Faire en sorte que la création et la recherche travaillent ensemble et pas simplement au niveau de la valorisation mais précisément en tant que deux métiers qui se complètent. Se poser la question : comment la photo fait de la recherche et comment la recherche fait de la photo ? » Emmanuelle se rendra d’ailleurs au Salon Focus, le salon des écritures alternatives en sciences sociales qui se tiendra à Marseille au mois de juin 2022. 

Comment concevoir son métier de photographe à la suite d’une telle expérience ?

« Tout ce que tu fais, c’est sérieux. Quand tu fais une image, il faut tout faire pour la défendre ; car ces familles, elles acceptent de tout te donner : leur grande vulnérabilité, leur intimité. Il faut leur rendre justice, en racontant et en publiant. »

« Les images qui suivent sont puissantes, mais ne sont pas « choc » ; elles sont pour moi des émotions fortes ; elles ont évolué au fur et à mesure de leur vie comme photographies. Tout ce qui suit est purement subjectif, ce sont mes interprétations et mes sentiments à propos d’une expérience humaine et photographique que je dépose ici. »

Emmanuelle Corne, photographe
Publié le 31 mai 2022