Les survivances toxiques des collections coloniales
Le deuxième numéro de la revue Trouble dans les collections, intitulé Les survivances toxiques des collections coloniales et coordonné par Lotte Arndt, comprend les contributions de Ariella Aïsha Azoulay, Jimmy W. Arterberry et Annette Arkeketa, Helene Tello, Noémie Etienne, Samir Boumediene, David Dibosa, Florian Fischer, Sybil Coovi Handemagnon, Anaïs Farine, Clelia Coussonnet et Minia Biabiany, Filip de Boeck et le collectif Picha (avec les images de Frank Mukunday et Tétshim), Mega Mingiedi Tunga et Lucrezia Cippitelli.
Dans une séquence du film documentaire Palimpseste du AfricaMuseum de Matthias de Groof (Belgique, 2019) qui suit la mise en réserve de l’entièreté des collections, pour la rénovation à grande échelle du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren (2013-2018), des travailleur.euse.s nettoient les vitrines vides. Vêtu.e.s d’une combinaison blanche de protection, d’un masque respiratoire et de gants en nitrile, iels ne peuvent accéder aux espaces clos, qui renfermaient pendant plus d’un siècle les objets comme des capsules temporelles, qu’à la condition de porter un important équipement de protection personnelle les abritant des poussières toxiques. Derrière les vitres des dioramas et des vitrines, les artefacts du Congo ont été traités aux biocides pendant des décennies pour éviter leur décomposition matérielle et leur endommagement par des insectes. Ces traitements, administrés afin de prolonger la durée de vie matérielle des artefacts, se sont pour certains sédimentés dans les matières et peuvent y déployer une agentivité. Cette survivance toxique peut alors interférer avec les usages présents et futurs des artefacts, empêcher des pratiques tactiles et demander la mise en place de mesures de protection.
Ce numéro participe d’une recherche en cours (Arndt, à paraître) dont les hypothèses sont ici mises en résonance avec des travaux et des œuvres interrogeant des questions voisines. À partir des collections constituées en contexte colonial, la toxicité est envisagée dans une double perspective. D’une part, elle désigne les conséquences matérielles, politiques et épistémologiques engendrées par certaines méthodes de conservation dans les musées occidentaux, appliquées par la suite dans de nombreux musées du monde. Ces pratiques, qui ont rendus toxiques certains des objets dans les collections (Odegaard/Sandogei 2005), sont ensuite interrogées dans le contexte de la promesse moderne d’un progrès sans fin, d’une vie sans limite, d’une productivité sans bornes, imposée comme horizon unique par les politiques coloniales puis par le capitalisme mondialisé (Ohman Nielsen 2015, Vergès 2017, Alampi 2019).
Les contributions réunies situent les collections muséales et ces pratiques de conservation occidentales dans l’histoire de la hiérarchisation classificatoire des mondes vivants (Boumediene 2016). Elles interrogent la conservation muséale en tant que technique culturelle émergeant en Europe au XIXe siècle (Caple 2000), parallèlement à la structuration disciplinaire des sciences et à la consolidation de l’opposition entre nature et culture (pour une critique, voir Latour 1991, Ingold 2013, Haraway 2016). Cette technique est liée à la transposition des objets dans un lieu permettant de fabriquer des conditions stables de préservation dans le temps. En effet, la muséification a pour objectif la prolongation de la durée de vie matérielle de ces objets périssables et constitués de matières organiques, ce qui a induit de les soustraire aux environnements culturels auxquels ils prenaient part. Il s’agit donc de mettre en perspective les relations entre les pratiques de la conservation muséale, leurs effets tardifs et la modernité chimique portée par la croyance dans le progrès technologique.
Ce projet est lauréat de l'appel à projet Mondes en mutation 2020 de la FMSH. Il est rattaché au CRENAU (UMR 1563 CNRS) de l’Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes dans le cadre de sa convention avec l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes Saint-Nazaire.