En Éthiopie, la recherche face à la guerre

Témoignages de Mehdi Labzaé et Mitiku Gabrehiwot
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Deux chercheurs soutenus par la FMSH témoignent sur la guerre civile qui a déchiré l’Éthiopie entre 2020 et 2022, opposant le gouvernement fédéral et le Front de libération du peuple tigréen (TPLF) ainsi que leurs alliés respectifs.

Mehdi Labzaé, sociologue, a pu séjourner en Éthiopie entre octobre et décembre 2020 grâce à une bourse postdoctorale Atlas cofinancée par la FMSH et le Centre français des études éthiopiennes (CFEE) à Addis-Abeba. La guerre l’a surpris au milieu de son séjour. Mitiku Gabrehiwot, professeur d’anthropologie à l’Université de Mekele dans la région du Tigré, a vu son institution fermer et s’est retrouvé peu à peu contraint à l’exil. Il est le premier bénéficiaire de la bourse de directeur d’études associé (DEA) en soutien aux recherches entravées. Ces deux trajectoires en miroir illustrent comment, face à la violence, la recherche en sciences sociales se fait et se défait, à quel point son élaboration reste délicate et sa préservation incertaine.

Une enquête bouleversée par la guerre du jour au lendemain

Témoignage de Mehdi Labzaé

« En 2019, à la fin d’une enquête de doctorat portant notamment sur des conflits fonciers dans l’Ouest éthiopien, j’ai commencé à travailler sur un courant politique dont le succès a pu surprendre en Éthiopie : le nationalisme amhara. Alors que la plupart des élites amhara avaient longtemps été opposées à la politisation de l’ethnicité, voici que des pans entiers de la société se ralliaient à l’idée d’un nationalisme amhara. Les militants nationalistes, aujourd’hui alliés des forces fédérales, se revendiquaient dépositaires et gardiens de l’histoire éthiopienne et de sa grandeur, articulant nationalismes « amhara » et « éthiopien » de manière redoutablement efficace. Je bénéficiais alors du soutien du Centre français des études éthiopiennes d’Addis-Abeba. C’est par le biais de ce centre que j’ai appris l’existence de la bourse de terrain Atlas, à laquelle j’ai candidaté en 2020. Mon projet sur les ancrages sociaux du nationalisme amhara a été retenu, et j’ai eu la chance d’être financé pour partir dans les campagnes du Nord-Ouest de l’Éthiopie. Je rencontrais alors des militants nationalistes, de plus en plus nombreux à devenir miliciens, qui semblaient attendre le déclenchement d’un conflit avec la région voisine du Tigré.

J’étais parmi ces groupes, sur la frontière entre les deux régions, quand la guerre a commencé.

J’étais parmi ces groupes, sur la frontière entre les deux régions, quand la guerre a commencé, dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020.Par la suite, j’ai pu suivre les groupes nationalistes alors qu’ils annexaient une partie du Tigré, qu’ils disaient leur avoir été volée en 1991. Je n’avais pas prévu la guerre mais j’ai pu, grâce à la bourse Atlas, adapter mon dispositif d’enquête pour suivre les enquêtés nationalistes et travailler dans les zones conquises puis administrées par ces derniers dans ce qui était jusqu’alors le Tigré de l’Ouest. Du fait des combats sporadiques persistants et de la lourdeur de l’encadrement par l’appareil d’État, il était indispensable d’être très mobile, ce qui m’a été possible en louant un véhicule. J’ai ainsi pu comprendre comment les nationalistes administraient leurs conquêtes : un mélange de forte personnalisation des décisions et d’enrôlement massif de la population civile masculine dans les milices, créant une administration hautement autoritaire qui contrôle les mouvements dans la zone, organise l’appropriation des ressources, notamment céréalières, et met en place un nettoyage politique à travers l’expulsion et les meurtres des habitant·e·s tigréen·ne·s de la zone. »

De Mekele à Paris, les espoirs d’un anthropologue éthiopien en exil

Témoignage de Mitiku Gabrehiwot

« La région du Tigré possède un système éducatif fort ancien, à la fois traditionnel et moderne. Elle est le lieu de naissance du système d’écriture et de numération éthiopien, le guèze, toujours largement en usage dans l’ensemble du pays. Elle est aussi un havre pour les trois religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) et pour des monastères qui ont tenu lieu d’archives de savoirs portant sur la région et au-delà. Depuis les années 1990, le pays a modernisé son éducation en ouvrant des universités dans différentes régions. Le conflit en cours entre le Tigré et le gouvernement fédéral a affecté les institutions universitaires et éloigné de leurs études des millions d’étudiants. Les institutions éducatives au Tigré, qu’elles soient religieuses ou séculières, ont été prises pour cibles, et nombre d’entre elles ont été pillées, détruites et vandalisées par les forces fédérales éthiopiennes et leurs alliés, les forces spéciales amhara, les milices, et leur allié étranger, l’armée érythréenne. Ces attaques avaient pour but de « tarir les sources » de la connaissance qu’incarnent universités, écoles et monastères. Le Tigray possédait avant la guerre quatre grandes universités : à Mekele, Adigrat et Aksoum, et l’Université Raya à Maychew. Avec un personnel permanent de 3 000 membres et plus de 30 000 étudiants, l’Université de Mekele était l’une des plus renommées d’Éthiopie. C’était elle qui rassemblait le plus de collaborations internationales, avec des centaines de projets de recherche en cours.

J’étais moi-même employé par l’Université de Mekele comme professeur associé d’anthropologie. Je menais un projet de recherche au nord-ouest du Tigré, sur une petite communauté à cheval sur la frontière avec l’Érythrée. Pour des raisons de sécurité et de difficulté d’accès, aucune recherche d’envergure n’a été conduite sur cette région depuis la fin du xixe siècle, quand l’Italie occupait l’Érythrée en 1890. Depuis, cette population s’est trouvée au cœur de conflits majeurs de la région. Durant trois ans à partir de 2016, le département d’anthropologie de l’Université de Mekele s’était chargé de documenter l’histoire orale de ces groupes ethniques remarquables.

Cependant, quand le conflit sera terminé et quand la reconstruction du pays commencera, le rôle des universitaires et des institutions de recherche sera de la plus haute importance.

Lorsque la guerre a éclaté, la nuit du 3 novembre 2020, entre l’État régional du Tigré et le gouvernement fédéral éthiopien, bien peu avaient prédit qu’elle deviendrait l’une des plus violentes au monde. Il est désolant qu’elle n’ait pas attiré l’attention qu’elle mérite. Malheureusement, les diplomates et la communauté internationale ne semblent guère avoir appris sur sa nature et ses motifs. La guerre, qui déstabilise les structures et les fonctions de l’État, continue d’être la cause de morts innombrables et de la destruction de biens et de ressources socioculturelles constituées au cours des siècles. Ce qu’il convient de faire, pour préserver ce qui reste des institutions universitaires et des chercheurs au Tigré, doit être en lien étroit avec la manière d’imaginer l’Éthiopie d’après-guerre. Étant donné les atrocités commises, on ne saurait assez parler des vies perdues. Cependant, quand le conflit sera terminé et quand la reconstruction du pays commencera, le rôle des universitaires et des institutions de recherche sera de la plus haute importance. C’est à ce titre que le programme de soutien aux « recherches entravées » de la FMSH apparaît comme le meilleur exemple à reproduire. Un tel support donnerait naissance à un « réseau de chercheurs en exil ». Le conflit au Tigré si particulier et si déshumanisant soit-il, partage hélas, des traits avec beaucoup d’autres, ailleurs dans le monde. Il faut mettre en lumière tout ce qui peut subsister du monde savant de telle ou telle population ou culture en danger. La seule manière de reconstruire la société est de s’appuyer sur des chercheurs capables et désireux de penser et de préparer l’avenir. C’est une entreprise qu’on ne peut se permettre d’ignorer. »

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