Le désir de rivage sous contrainte écologique
Lauréat en 2023 du programme Réseaux internationaux en SHS, le réseau BeachAccess étudie les rapports sociaux à la plage dans le contexte de l’urgence écologique. Isabelle Bruno, maîtresse de conférences à l’Université de Lille, membre de l’IUF, et Grégory Salle, directeur de recherche au CNRS, nous présentent les questionnements et axes de recherche du réseau.
À qui appartiennent les plages de sable quand elles s’amenuisent, voire menacent de disparaître ? Quelles relations entretenir avec cet espace pris en tenailles entre afflux démographique et érosion côtière, perçu de manière croissante comme un refuge en cas de canicule, de mégafeu ou de pandémie ? La pression anthropique sur les écosystèmes littoraux ne trouble-t-elle pas une revendication sociale d’apparence consensuelle, celle d’un accès public aux plages garanti contre leur accaparement privatif ou leur exploitation marchande ? Comment prendre en compte la manière dont l’impératif écologique percute la question sociale étant donné la « double nature » de la plage, indissociablement espace social désirable et milieu vivant vulnérable ?
Tel est le questionnement qui anime ce réseau de recherche dont le nom est un clin d’œil à l’ouvrage classique d’Alain Corbin (Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage) et qui regroupe des membres venant du Brésil, de Californie et de France.
La représentation dominante de la plage reste celle d’un lieu pacifié, voué à la détente, ouvert sans restriction, libéré des contraintes ordinaires. On néglige alors sa face inhospitalière, voire ses virtualités dystopiques, illustrées par les cadavres de migrants naufragés. On oublie aussi que des plages sont le théâtre d’inégalités, de rivalités, de litiges. Du Mexique à la Nouvelle-Zélande en passant par la Grèce ou l’Afrique du Sud, les conflits d’appropriation des rivages se multiplient, faisant d’eux des territoires disputés. Selon des configurations variables sont à chaque fois en jeu les conditions sociales d’accès au rivage, autrement dit l’écart entre le principe du libre accès à un domaine public supposé ouvert et la réalité de barrières matérielles et symboliques qui entravent son plein exercice.
Il s’agit donc d’étudier la privatisation du littoral, la marchandisation des espaces naturels, la segmentation socio-spatiale sur les rivages, les normes juridiques et les politiques publiques visant à gouverner les plages, dans le contexte du dérèglement climatique et de l’élévation du niveau marin. Un contexte qui nourrit l’hypothèse sociologique selon laquelle la plage, espace en marge, réputé apaisé et disponible, pourrait bien constituer un lieu de conflit central au XXIe siècle.
Cette hypothèse sociologique doit cependant être rapportée au constat écologique établissant que les conditions matérielles de l’habitabilité humaine sont désormais incertaines, notamment sur les franges littorales. Les plages apparaissent ainsi comme des espaces sous tension socio-écologique, entre accaparement à des fins résidentielles ou commerciales, revendication d’un droit public d’accès sans restriction à des rivages conçus comme relevant du bien commun, et impératif écologique de leur protection comme biotopes fragiles.
C’est cette tension qu’il s’agit d’explorer, en adoptant une approche multidimensionnelle de la plage comme espace physique et social, écosystème et construction historique, milieu vivant et catégorie d’action publique.
Cette tension résulte ainsi d’un double mouvement d’enclosure – en référence au mouvement d’appropriation étudié depuis Karl Marx par Karl Polanyi ou Edward Thompson – et de déprise. Dans cette optique, la plage ferait aujourd’hui l’objet d’un renversement de perspective d’une ampleur comparable au retournement par lequel, entre le milieu du XVIIIe et celui du XIXe siècle, les rivages ont cessé d’être perçus comme des lieux de répulsion pour devenir des espaces convoités. Dans le sillage de l’historien Alain Corbin, dont le travail fondateur a mis au jour les conditions d’émergence et de diffusion d’un « désir collectif du rivage » à travers un faisceau de discours et de pratiques élitaires, il s’agit de prêter attention à la manière dont les mutations environnementales affectent les rapports sociaux aux plages, sur le plan (matériel) de l’occupation comme sur celui (symbolique) des représentations. Il se traduit notamment dans un double questionnement en termes d’inégalités d’accès mais aussi d’inégalités de retrait, au regard d’un « recul stratégique » vis-à-vis des rivages prenant le contrepied des excès de l’urbanisation côtière.
En associant l’enquête de terrain et l’analyse de discours, la démarche ethnographique et l’approche statistique, notre ambition est ainsi d’éclairer les controverses et perturbations soulevées par le processus de compression côtière. Ni décor, ni ressource, la plage est alors envisagée comme une scène du « conflit des modes de consommation de la nature » dont parlait Jean-Claude Chamboredon dans le cas de la campagne. Pour ce faire, nous menons des études comparatives dans trois pays (Brésil, États-Unis, France) et sur trois façades maritimes ou océaniques (atlantique, pacifique, méditerranéenne).
Derrière l’apparence frivole des loisirs balnéaires, la plage recèle des enjeux scientifiques et pratiques majeurs, qui tiennent tant aux rapports sociaux qu’aux milieux de vie. Cet espace frontière, périphérique, nous situe en fait au cœur des contradictions de la modernité et des débats relatifs à l’Anthropocène.
Isabelle Bruno, maîtresse de conférences à l’Université de Lille, membre de l’IUF & Grégory Salle, directeur de recherche au CNRS - Réseau BEACHACCESS. Le "désir de rivage" sous contrainte écologique. L'accès aux plages entre inégalités environnementales et protection du littoral.
Article à paraître dans le prochain numéro du Journal de la FMSH.