Entretien avec Delphine Sall

Espaces sous pressions : espace, genre et urbanisation chez les wolofs au Sénégal
chercheuses et chercheurs de demain, entretiens FMSH

Le prix Ariane Deluz / aide à la recherche en ethnologie de l'Afrique subsaharienne pour l'année 2021 a été attribué par le Jury et la Fondation Maison des sciences de l'homme à Delphine Sall, doctorante à l'Université Paris-Nanterre (LESC) pour son projet de recherche de terrain sur les liens entre espace et genre à Guet Ndar à Saint-Louis (Sénégal).


 

  • Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre institution de rattachement ?

J’ai commencé l’anthropologie à l’Université Lumière de Lyon 2 après un baccalauréat scientifique. Le programme Erasmus Mondus m’a permis ensuite de réaliser ma troisième année de licence à l’université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal en 2015. Cette expérience s’est avérée importante puisqu’elle a été mon premier contact avec la société wolof sur laquelle j’ai décidé de mener mes recherches.

Mes questionnements sur le statut des femmes wolofs et leur capacité d’agir ont motivé mon inscription en master à l’université de Paris Nanterre à mon retour. J’y ai réalisé mon mémoire qui porte sur le rôle de l’affinité dans la constitution de l’espace domestique et dans les itinéraires féminins dans le temps au sein de la société wolof urbaine au Sénégal. Ce mémoire se fonde sur le terrain de quatre mois au sein d’une importante « maison » familiale composée d’une douzaine de foyers conjugaux dans un quartier central de la petite ville côtière de Kayar. Il cherche à montrer que contrairement à ce que voudrait la caractérisation « patrilinéaire et virilocale » généralement appliquée à la société wolof, le cœur de la communauté résidentielle correspond moins à un groupe d’hommes unis par des liens de consanguinité agnatique, qu’à un groupe de femmes reliées par des liens d’affinité. Ces espaces domestiques largement désinvestis par les hommes sont en effet structurés pour l’essentiel par des relations asymétriques entre affines et co-affines (belle-mère/bru). Ma thèse, commencée en 2019 au sein du Laboratoire d'Ethnologie et de Sociologie Comparée (LESC) à Nanterre et encadrée par Michaël Houseman et Ismaël Moya, vise à prolonger ce travail.

  • Pouvez-vous nous présenter votre projet de recherche récompensé ?

Ce projet vise à explorer les liens entre espace et genre à Guet Ndar à Saint-Louis (Sénégal) où l’espace est sous pression en raison de l’urbanisation massive et de l’érosion côtière.

Les caractéristiques politiques et environnementales particulières du quartier de Guet Ndar constituent un terrain idéal à l’étude de ces problématiques. Il est en effet très densément peuplé (1491 hab/ha en 2011), ce qui renforce les enjeux liés au partage de l’espace, qu’il soit public ou domestique. D’autant plus que sa superficie diminue progressivement en raison de la montée des eaux, de la dégradation des côtes Ouest-Africaines et de l’aménagement d’une brèche entre le fleuve et la mer qui accélère l’érosion côtière.

L’idée d’étudier le genre et l’espace ensemble n’est pas nouvelle, ni en géographie ni en anthropologie. Des travaux précédents ont montré que l’on peut penser l’espace comme sexué (Cassiman, 2006 ; Dessertine, 2016 ; Hamberger, 2018) et même qu’il est possible de concevoir le genre comme une polarisation spatiale. Genre et espace se construiraient donc ensemble à travers les postures, les occupations, les interactions.

Plus concrètement, lors de mes précédentes recherches j’ai pu observer plusieurs faits illustrant cette idée. Ainsi dans la société Wolof, l’espace domestique est féminin, il est organisé à partir de groupes de co-affines. Les hommes traversent seulement les maisons. Ils se réunissent dans les espaces extérieurs : Mbar (toit en taule et parpaing près de la mer), koñ (angle de rue). Les femmes ne sont cependant pas cantonnées aux espaces intérieurs, elles sont très présentes sur les marchés et dans les rues que ce soit pour le commerce ou pour les cérémonies familiales.

Or, à Guet Ndar, la frontière entre espace domestique et public est trouble : certaines des occupations domestiques des femmes sont effectuées dans la rue (lessive, préparation du repas). De plus, la montée de la mer ainsi que l’urbanisation sauvage ont réduit les espaces en bord de mer et les rues où se retrouvaient les hommes. L’espace devient donc un enjeu majeur dans les relations de genre.

L'approche spatiale permet aussi de comprendre la dynamique des formes d’autonomies féminines. Ainsi, on observe des stratégies de mise à distance du mari et de la belle-mère par les épouses au travers d’arrangements matrimoniaux et résidentiels complexes. Ces arrangements sont aussi étroitement en lien avec l’urbanisation massive et les migrations masculines.

Sur mon terrain, l’observation participante sera ma méthode privilégiée. Elle sera complétée par les récits de vie afin d’avoir une vision diachronique de la vie des habitants : appréhender des parcours matrimoniaux et professionnels tout comme la mobilité des femmes et des hommes. Ces récits viseront aussi à comprendre la construction des identités de genre dans le temps et dans l’espace et les logiques d’autonomie des femmes wolofs. Ils seront liés à l’établissement de généalogies spatialisées. Les méthodes d’analyse empruntées à l’anthropologie urbaine seront mobilisées pour l’aspect systématique des analyses : analyse des réseaux et systèmes d’information géographique.

  • Dans quel contexte avez-vous décidé de poser votre candidature pour ce prix ?

J’ai décidé de poser ma candidature pour ce prix alors que j’étais au début de ma troisième année de thèse. Les différentes difficultés que j’avais traversées, liées à la COVID 19, m’avaient empêché de partir sur le terrain. En attendant de pouvoir partir, j’avais continué mon travail de bibliographie et entrepris la rédaction d’un article à partir de mes données de master. Candidater pour ce prix m’a permis de reformuler mes objectifs de recherche, et d’avancer dans l’élaboration de mon projet de thèse.

  • Comment avez-vous pris connaissance de l’existence du Prix Ariane Deluz ?

J’ai rencontré Ariane Deluz, à travers ses textes et notamment un recueil de texte qui s’intitule « La natte et le manguier » (1980) dans lequel Colette Lecour Grandmaison, une anthropologue ayant travaillé au Sénégal, a aussi écrit une contribution. À ce moment, je ne savais pas qu’il existait un prix Ariane Deluz ! C’est bien plus tard que j’ai vu passer l’appel sur la liste de diffusion docpostdoc-ethno s’adressant aux doctorants, auquel j’ai répondu.

  • Le contexte difficile de l’année 2020 a-t-il eu un impact sur votre manière de mener votre recherche ?

La COVID19 et les restrictions qu’elle a occasionnées ont empêché mon départ pour le terrain long d’un an prévu en 2020. Pour mettre à profit ce temps, j’ai entrepris de participer à des séminaires et de me repencher sur mes données pour écrire un article qui devrait paraître sous peu. J’y explore l’articulation entre résidence et parenté dans la société Wolof à partir des relations d’affinité féminine. L’impossibilité de partir sur mon terrain pendant plus d’un an (alors qu’une thèse d’anthropologie est avant tout basée sur la matière qu’apporte un terrain long) m’a contrainte à continuer à exploiter mes données de master pour avancer théoriquement. J’ai dû fonctionner un peu à l’envers de ce qu’on fait d’habitude : affiner mes arguments théoriques avant de partir sur le terrain, terrain qui va de toute façon les bousculer de nouveau.

  • L’obtention de ce prix a-t-elle un impact sur la poursuite de votre projet de recherche ?

Obtenir le prix Ariane Deluz me permet d’envisager sereinement mon travail de recherche et notamment mon long terrain de thèse. Pour réaliser un bon travail de terrain, il faut avoir du temps devant soi pour s’y consacrer entièrement. Il est alors difficile de travailler à côté ou de chercher des financements. Recevoir ce prix m’a aussi donné un nouvel élan pour effectuer mon travail de thèse. Cela apporte de la motivation de voir son travail évalué positivement par des pairs et récompensé.

 

 

Delphine Sall
Laboratoire d'ethnologie
et de sociologie comparative (LESC)
Université Paris Nanterre / CNRS

Publié le 15 novembre 2021