L'ambition scientifique des sciences sociales doit être le moteur de leur structuration

Par Pierre-Cyrille Hautcoeur et Michel Wieviorka
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Penser à l'échelle du globe, ouvrir les frontières disciplinaires, s'inscrire dans la culture numérique: telles sont les trois priorités pour achever la mutation des sciences humaines et sociales en France, analysent Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, et Michel Wieviorka, administrateur de la Fondation Maison des sciences de l'homme.

Les sciences humaines et sociales (SHS) se transforment, et leur mutation est loin d’être achevée. Elles sont désormais présentes et actives sur les cinq continents, bien au-delà des quelques sociétés occidentales où elles sont nées et d’où elles ont pris leur élan.

Leur expansion a conjugué trois logiques principales : celle de l’hégémonie anglo-saxonne, linguistique mais aussi scientifique, les modes de pensée et de diffusion du savoir tendant vers ceux que proposent les systèmes universitaires américains ou britanniques ; celle de l’appel à des traditions indigènes, nationales ou régionales, à l’asiatisme par exemple, lourd d’un relativisme et d’un rejet des valeurs universelles du droit, sinon de la raison ; et celle de l’internationalisation des débats scientifiques, même s'ils peuvent et doivent garder un ancrage local, national ou régional.

Dans cette mutation, l’évolution de la France est singulière. Notre pays était un centre mondial de la vie intellectuelle jusque dans les années 80, et cela valait tout particulièrement pour les disciplines des sciences humaines et sociales : depuis, notre influence demeure surtout via des réseaux anciens peu ouverts aux pays émergents d'Asie, sauf dans les quelques disciplines où les mutations de la mondialisation ont été prises à bras le corps.

En mettant en cause l’ensemble de notre système universitaire, la première publication du classement de Shangaï, en 2003, a constitué un choc. L'Etat a réagi en promouvant, notamment, une politique de regroupements des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Le raisonnement, en simplifiant, était le suivant : si dix universités comptent chacune un prix Nobel dans leurs effectifs, elles restent mal placées dans les « rankings » internationaux; si elles fusionnent pour n’en faire qu’une comptant alors dix prix Nobel, celle-ci se retrouve dans le peloton de tête. Cet argument, et des espoirs de restructuration et d'économies d'échelle, ont débouché sur un vaste chantier de regroupements, appelés d’abord PRES puis, avec la loi Fioraso de juillet 2013, COMUES. Les transformations organisationnelles, institutionnelles, budgétaires et immobilières ont été significatives.

Dans le domaine des SHS (au moins), ces transformations n'ont pas été accompagnées d'une véritable stratégie scientifique. Deux projets ont dominé: le campus Condorcet d'Aubervilliers (où nos établissements sont très engagés), et le PRES HESAM (Hautes Etudes, Sorbonne, Arts et Métiers) qui tentait de réunir la tradition des Hautes études, symbole de l'influence intellectuelle française des années 1960-80, et l'Université Paris 1, la meilleure de France en SHS, et de l'articuler avec la demande sociale grâce aux savoir-faire des ingénieurs des arts et métiers et du CNAM. Malheureusement, la construction d'HESAM a été sujette à diverses vicissitudes et a privilégié les dimensions institutionnelles sur le projet scientifique, débouchant sur son échec récent quand nos deux institutions (entre autres) en ont tiré les conséquences.

Il est grand temps désormais de mettre au cœur de la politique universitaire la réflexion sur leurs orientations scientifiques et leur contenu. Pour les SHS, le plus urgent est selon nous de penser à l'échelle mondiale, et de favoriser des modes d’approche et des analyses concrètes qui abordent les grands problèmes d’aujourd’hui comme d’hier en articulant des niveaux allant du plus large, le monde, au plus local, en tenant compte de la complexité des phénomènes, de la multiplicité des acteurs, et en renouvelant les catégories d'analyse. La France, de façon générale, résiste aujourd'hui à la mondialisation, et, dans le même temps, répugne à adopter des modes de raisonnement globaux : les sciences humaines et sociales doivent s’engager résolument, pour elles-mêmes et pour notre pays, dans cette ouverture intellectuelle, seule manière d'éviter un provincialisme teinté de peur, de soupçons et d’arrogance.

La tâche est facilitée par l’existence de traditions intellectuelles qui n’ont pas disparu : les établissements que nous dirigeons, l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et la Fondation Maison des sciences de l'homme (FMSH), restent ainsi sensibles, chacun à sa manière, à l’influence fondatrice de Fernand Braudel, qui a proposé le concept d’« économie-monde » ; ils ont chacun, avec l'appui du CNRS, développé des réseaux et centres de recherches sur les différentes régions du monde qui fournissent une capacité scientifique unique et ne demandent qu'à être articulés pour examiner les questions mondiales.
Cette pensée du monde est largement spécifique aux SHS, dont le matériau est la diversité des sociétés et des cultures en interaction et en transformation permanentes. Penser global ne se confond ainsi pas avec le besoin – valable pour toutes les disciplines – d’internationaliser davantage la recherche, mais en sera puissamment renforcé : les SHS françaises doivent donc aussi renforcer leur attractivité, mieux accueillir les chercheurs et les étudiants étrangers, encourager les Français à avoir une vie scientifique internationale.

Penser à l'échelle du globe passe aussi par la mise en oeuvre d'une pluridisciplinarité authentique et efficace. Tout le monde, aujourd’hui, s’y dit favorable. Mais concrètement, le système universitaire français, et il n’est pas le seul, est structuré autour des disciplines académiques, au sein desquelles se font les formations et les carrières, ce qui pénalise les plus interdisciplinaires. Il ne s’agit pas de disqualifier les disciplines : nous sommes fiers de nous revendiquer l’un économiste, l’autre sociologue. Mais produire des connaissances exige d’abord de définir des problèmes, puis de conjuguer si nécessaire l’apport de chercheurs de disciplines différentes. Ce qui est déjà vrai dans de nombreux domaines, en matière d’énergie, de mobilité, de sécurité, d’environnement ou bien encore de biologie fondamentale, doit et peut connaître de nouveaux développements. Ceci renouerait d'ailleurs avec une longue tradition où les sciences humaines et sociales se construisaient en partie par delà les frontières disciplinaires et avec des acteurs d’autres champs de la pratique sociale, comme des travailleurs sociaux ou des organisations humanitaires : la pluridisciplinarité doit donc s’étendre à d’autres sciences, mais aussi aux arts ou à la médecine.

Troisième urgence : le numérique. Avec lui, les SHS opèrent un tournant où se transforment, souvent radicalement, leurs objets, leurs paradigmes, leurs méthodes, leurs formes de coopération. Ce n’est pas s'abandonner au déterminisme technologique que de dire qu’elles ont, tout à la fois, à étudier les changements qu’apportent les nouvelles technologies de communication, les réseaux sociaux, les big data et plus généralement le numérique, et simultanément s’inscrire, intellectuellement et concrètement, dans cette nouvelle culture pour se renouveler.

Plus elles le font et plus elles mettront en œuvre de nouvelles façons de travailler, dans lesquelles des compétences variées seront créées et mobilisées selon de nouvelles modalités. Les SHS françaises ne sont pas étrangères aux innovations qu’apportent l’essor des plateformes technologiques et les outils collaboratifs qui vont de pair, mais il leur manque encore de les hausser au niveau de ce qui se joue ailleurs en Europe ou aux Etats-Unis.

Pour entrer de plain-pied dans ce nouvel univers scientifique et intellectuel, pour le construire, et apporter sa contribution à la vie de la Cité, la recherche en sciences humaines et sociales françaises a besoin de se transformer elle-même. Elle pourra alors être partie prenante d’initiatives et de programmes d’enseignement reposant sur des conceptions ouvertes, à la fois démocratiques et soucieuses d’excellence.

Pour aller dans ce sens, il ne suffit pas de mettre en place des regroupements, dont l’existence peut même s’avérer contre-productive et freiner les évolutions souhaitées: il faut imaginer et promouvoir des formules dont la taille importe moins que la finalité, qui est de permettre des dynamiques collectives nouvelles, et de créer des dispositifs flexibles, ouverts à l’innovation et à des coopérations multiples et diverses, capables d’accueillir dans de bonnes conditions enseignants-chercheurs et étudiants étrangers, et de contribuer à l’aggiornamento de notre système d’enseignement supérieur.

Faut-il le dire ? Tous nos efforts vont dans ce sens, qu’il s’agisse de nos établissements, ou de leurs relations avec nos partenaires français et étrangers.

Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Michel Wieviorka, administrateur de la Fondation Maison des sciences de l'homme (FMSH)

Publié le 2 octobre 2014