L'expérience de l'exil
Publié le 18 octobre 2013
Qu’ont en commun Ovide sur le rivage de la Mer Noire, Dante banni de Florence, Voltaire à Londres et Adam Mickiewicz à Paris ? L’artiste ayant fui l’Allemagne nazie ou la Russie stalinienne au siècle dernier, le militant communiste chassé par une dictature sud-américaine et, de nos jours, l’ouvrière mexicaine de Los Angeles, le demandeur d’asile africain à Rome ou le clandestin kurde de Calais ? Les causes sont diverses et les circonstances différentes mais ils partagent tous une même expérience, celle de l’exil, que nous nommons « expérience exilique » afin d’en assurer la spécificité et de la fonder conceptuellement. La penser permettrait de mieux appréhender les phénomènes migratoires contemporains car, au-delà des pressions politiques, économiques ou climatiques, le migrant est d’abord un exilé.
Un mot n’est jamais innocent et le contexte des migrations contemporaines semble avoir amené le début d’une prise de conscience sur la nécessité d’ajuster lexicalement les désignations et de coopter le signifiant « exil ». La notion arbore un potentiel phénoménologique et catégoriel, voire paradigmatique, qui lui permettrait d’appréhender et de guider la compréhension de la large gamme des expériences migratoires passées et actuelles. De surcroît, ne pas mettre en rapport toutes ces expériences qui renvoient, diachroniquement et synchroniquement, à une multitude d’individus et de récits leur fait perdre la portée politique qui se noue dans leur conjonction et qui affiche une extrême pertinence dans le monde contemporain. Penser l’exil, travailler sur ses diverses manifestations en tant qu’expérience, c’est-à-dire dans une dimension à la fois individuelle et collective, recentre sur le réel les discours traitant de la migration qui, à coup de statistiques et d’analyses économiques, effacent le sujet migrant ou le neutralisent dans ses potentialités d’acteur politique.
Aborder, au contraire, le sujet migrant en tant qu’exilé permet d’en tenter une compréhension qui pourrait suggérer des politiques plus aptes à répondre aux graves crises liées aux phénomènes migratoires que les mesures en cours actuellement, en Europe ou ailleurs. Accepter une subjectivité fondée sur le phénomène exilique invite en effet à inclure les migrants dans un vivre-ensemble-entre-humains plutôt que de les tolérer provisoirement dans un plan quinquennal.
Plus de 220 millions de sujets en migration dans le monde, sans compter les illégaux et les clandestins. L’effroi devant le chiffre est vain s’il n’entraîne pas un déplacement du regard sur cette réalité migratoire, sur ce monde migrant. Abandonner, d’abord, le point de vue strictement sociologico-politique, celui-ci appartenant à l’épistémè des sociétés d’accueils, lesquelles construisent un savoir sur le migrant à partir de leurs catégories constituantes, leurs pensées du territoire ou de l’appartenance nationale, afin de l’objectiver et de l’intégrer. Examiner ensuite l’individualité du sujet migrant en croisant son expérience exilique spécifique et ce qu’il partage avec tous les autres exilés. Sujet exilé, il est à la fois sujet en exil, détenteur d’une précédente subjectivité désormais déplacée, et sujet de son exil, investi d’une nouvelle subjectivité, supportée par l’expérience exilique et les codes – d’intellection, de sensibilité, de croyance – qu’elle produit.
Dans l’ensemble des discours sociologiques portant sur la migration, s’il est reconnu un point de départ et un point d’arrivée pour retracer ses parcours, l’accent est mis sur l’un des deux pôles, les modèles politiques reproduisant une telle polarité dans la mesure où l’intégration républicaine privilégie l’identité d’arrivée, le multiculturalisme communautariste l’identité de départ. Or, l’expérience exilique conjoint les deux, suscitant et étayant une dynamique de multi-appartenance ou de métissage dont les logiques citoyennes des Etats-nations ne parviennent pas toujours à intégrer la complexité .
L’exilé est à la fois, et non pas successivement, émigrant et immigrant. Il ne cesse de l’être, revendiquant et impliquant deux territorialités pour redéfinir l’idée même de territorialité, ce qui n’est pas autorisé au migrant dont la saisie institutionnelle neutralise l’ethos et les affects, ne le considérant que du point de vue de son inclusion dans le système d’accueil. Croire que maintenir une identité et une culture exiliques, nées dans et du parcours migratoire, empêcherait l’intégration et alimenterait les déviances xénophobes minimise la richesse de ce que peut apporter la prise en compte de ces expériences dans l’examen des enjeux sociétaux contemporains et dans la recherche de solutions nouvelles leur correspondant.
Nous nommons exiliance le noyau existentiel commun à tous les sujets migrants. À la fois condition et conscience qui sont les deux milieux de phénoménalité, externe et interne, de l’expérience exilique, les deux ne coïncidant pas forcément : un sujet peut se trouver en situation exilique sans qu’il ne le ressente et peut se sentir exilé sans qu’il ne le soit empiriquement. Ce séminaire entend approcher l’humain en tant qu’être de migration répondant à un ethos d’exiliance et vient à ce titre croiser nombre de débats majeurs en cours dans les sociétés contemporaines : citoyenneté, ethnicité, immigration, laïcité, xénophobie, droits de l’homme, colonialisme.
Multidimensionnel, le phénomène exilique appelle une perspective multidisciplinaire (sociologie, anthropologie, histoire, littérature, arts plastiques, politique, etc.) et une cohérence épistémologique qui oriente et rassemble ses résultats. Le principe d’exiliance la fonde parce qu’il désigne une aventure individuelle autant qu’une responsabilité sociale et refuse toute confusion avec une quelconque pulsion de migration qui, avant l’hominidé, appartient au comportement animal. Étudier ainsi l’exil contribue à le constituer en tant qu’héritage à un niveau collectif large, celui des sociétés contemporaines, et non dans la seule transmission mémorielle destinée à un individu ou à une communauté.
Poursuivant ses travaux en concomitance avec le programme scientifique FMSH « Non-lieux de l’exil », le séminaire présente des conférences de son responsable, Alexis Nuselovici (Nouss) et accueille des participants extérieurs réputés dans la communauté scientifique internationale dont Svetlana Boym (Harvard University, USA), Laurier Turgeon (Université Laval, Canada), Sherry Simon (Concordia University, Canada) en 2012-2013, et Hélène Cixous, Marie Darrieussecq, Marianne Hirsh (Columbia University, USA) en 2013-2014.
Université d’Aix-Marseille, Cardiff University, Université de Montréal
Carnet de recherche Non-lieux de l'exil
Page Facebook du programme Non-lieux de l'exil
Alexis Nuselovici (Nouss), Université d’Aix-Marseille, responsable
Alexandra Galitzine, anthropologue, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (ANR Esca, Programme Non-lieux de l’exil)
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