Travail des algorithmes. Sociologie des délégations techniques
Appel clos depuis le 30 juin 2023
Les algorithmes sont désormais omniprésents dans les pratiques humaines les plus diverses : qu’il s’agisse de choisir son orientation dans le supérieur, de suivre la scolarité de ses enfants, de s’informer sur le temps qu’il va faire, de réserver un billet de train, de parier sur un match de football, de dresser des modèles climatiques, de gérer des stocks de marchandises ou de réduire l’arrivée de spams dans sa boîte aux lettres électroniques, toutes ces activités impliquent des programmes (informatiques le plus souvent, mais pas exclusivement) d’instructions déléguées à des entités artificielles (Airoldi, 2022 ; Anderson, 2013 ; Seyfert et Roberge, 2016). Face à cette omniprésence, ouvrages et études se sont multipliés et s’interrogent sur ce que les algorithmes changent dans nos modes de vie (réseaux sociaux, information en ligne, bulles et chambres d’écho, partage et « peer to peer », surveillance et vie privée, etc.) ou de production (plateformes, économie des données, marketing digital et profiling, etc.).
Cependant, la question de ce que les algorithmes font au travail est plus rarement appréhendée de manière directe, alors que ces derniers sont inclus dans les opérations de travail, et constituent des délégations techniques plus ou moins visibles. Si certaines activités (comme le trading (MacKenzie, 2017 ; Beunza, 2018) ont mobilisé l’attention tant la prééminence des algorithmes y est spectaculaire, il reste à explorer bon nombre de domaines, à commencer par l’EDtech ou la médecine (Brault et Saxena, 2021), au sein desquels la place de la délégation technique ne cesse de croître (Lange, Lenglet et Seyfert, 2019). Sans s’y réduire, le dossier privilégiera trois axes complémentaires : d’abord, les conséquences des algorithmes sur le travail ; ensuite, les conséquences de la délégation technique dans l’organisation des activités salariées (hiérarchie, modes de contrôle du travail, décision, etc.) ; enfin, les modalités politiques de la place croissante des algorithmes dans le travail.
Ce dossier de Socio souhaite appréhender le travail algorithmique dans sa diversité et sa prégnance. Il s’agira de croiser les approches théoriques et empiriques pour saisir ce que la délégation technique fait aux activités humaines. On se défiera ici des tentatives sociologiques de ne pas distinguer les actes impliquant directement les corps humains de ceux résultant d’uneprogrammation mécanique ou informatique (pour un exemple caricatural, voir Kockelman, 2013). Il nous semble qu’une partie du problème sociologique que peuvent poser les algorithmes réside également dans le suivi scrupuleux des modalités de délégations laissées à la technique, aux marges d’intervention directes des êtres humains. Ce dont nous pouvons décider et ce qui nous est imposé sont au cœur d’une question de pouvoir et de contrepouvoir possibles face aux transformations induites par la délégation technique. On retrouve ici une ancienne préoccupation autour des formes de décisions collectives (ou non) sur les usages de la technique. À qui les algorithmes rendent-ils service ? Qui participe aux décisions sur leur introduction et leur usage ? Qui « servent »-ils et à quoi servent-ils ? Quelles formes sociales de régulation collective de ces usages existent ou restent à inventer dans les mondes du travail ? Le travail sur les algorithmes est aussi à éclaircir sur le plan méthodologique, afin de mieux articuler les analyses centrées sur les acteurs et les institutions avec celles portant sur les structures formelles et les données. Dans cette perspective croisée, l’entrée par les données semble d’ailleurs offrir des pistes d’exploration particulièrement intéressantes, via par exemple le recours à l’étude de cas de communautés de machine learners permettant de saisir, à travers leur travail, les échelles de complexité algorithmique (Boullier et El-Mhamdi, 2020), ou encore l’ethnographie où l’étude des bases de données cibles (ground truth) dans la conception des algorithmes met en lumière la place de l’intervention humaine (Jaton, 2021).
Puisqu’il s’agit d’interroger le « travail des algorithmes », le dossier mettra précisément l’accent sur ce que fait la délégation technique à l’activité salariée et, même, en amont à toutes les formes de sélection préparant à l’emploi (Frouillou, Pin et van Zanten, 2019 ; Berrebi- Hoffmann, 2019). Le codage, la programmation, l’écriture des algorithmes, l’administration de plateformes sont à n’en pas douter des activités marchandes (Theviot et Treille, 2019) qui prennent place dans une économie avide de délégation technique (Burrell et Fourcade, 2021 ; Cherry, 2020, Wilf, 2013). La fixation de nombreux algorithmes dans des chaînes d’activités interdépendantes constitue une autre face du travail algorithmique impliquant des agencements d’interface, des réorganisations de l’activité (Bailey, Pierides, Brisley, Weisshaar et Blakeman, 2020), du travail de maintenance et de la maîtrise des failles techniques (Campbell-Verduyn, Goguen et Porter, 2017) ou des tensions dans les usages (Henwood et Marent, 2019). Les adaptations des métiers à ces nouvelles formes d’articulation entre la force de travail et ces délégations techniques dessinent des objets sociologiques particulièrement intéressants pour saisir les transformations contemporaines des activités (Ferguson, 2019). Toutes les activités salariées sont concernées : de celles qui mettent en jeu le corps aux fonctions d’encadrement, les algorithmes travaillent continument à redéfinir les tâches, leurs aires d’application, les
ergonomies des postes de travail, les relations entre salarié·es, les rapports aux artéfacts.
Les formes d’aliénation au travail se combinent et redéfinissent un rapport capitaliste nouveau puisque la délégation technique est parfois substituée aux autorités hiérarchiques (Broca, 2017 ; Lemozy et Le Lay, 2021). Parce qu’ils interfèrent directement avec les chaînes hiérarchiques, les algorithmes créent des points de friction importants dans l’organisation du travail. Le dossier de Socio invite à explorer ces reconfigurations des cadres traditionnels de l’activité salariée : quels changements les algorithmes produisent-ils au sein des structures classiques de hiérarchies et quels sont leurs effets dans les orientations managériales du travail ? Les nouvelles activités directement structurées par les algorithmes (comme les nouveaux médias [Christin, 2020], les réseaux sociaux [Boullier, 2020]) ont généré des formes inédites d’organisation au travail (Galière, 2021 ; Huang, 2022 ; Flichy, 2019). Quelles sont les normes sociales et politiques qui sous-tendent ces modalités du travail sur plateforme ? Dans quelle mesure les algorithmes constituent-ils des jeux de contrainte, des appuis pour l’action, voire des modes de subversion ?
Il importe de rendre compte des transformations induites par ces entreprises de plateformes notamment parce que les méthodes de travail, appuyées sur les algorithmes, infusent ensuite dans des secteurs moins directement concernés par les délégations techniques. Le débat sur la nécessité de nouveaux droits du travailleur en contexte algorithmique s’engage fortement depuis quelques années dans des arènes discursives internationales (Bernhardt, Suleiman et Kresge, 2021 ; Diamantis, 2023). Les questions traditionnelles de la sociologie du travail – notamment tout ce qui a trait aux relations sociales construites par le management, aux inerties hiérarchiques, aux logiques d’encadrement – doivent être réévaluées à l’aune des transformations des activités salariées par la délégation technique.
Les délégations techniques posent également une série de problèmes politiques et éthiques (Abebe et al., 2020) : en cas de panne, d’accident, de mise en danger des individus, comment se distribuent les responsabilités (Håkan, 2020 ; Aubin, 2022) ? Les problématiques éthiques croisent ici les logiques politiques : il s’agit à la fois de décomposer les décisions, de déceler les points d’inflexion dans la responsabilité des actes et de discerner ce qui relève encore de la surveillance humaine. La possibilité de maîtriser des infrastructures gouvernées (principalement) par des algorithmes ou même d’y accéder constitue un autre type de problème politique et social. Parce que la délégation technique est tout autant un instrument de gouvernementalité qu’un puissant marqueur de hiérarchie sociale, il est important d’en documenter les ressorts et les logiques (Joyce et al., 2021 ; Zajko, 2022 ; CNIL, 2017) à partir d’études de cas s’intéressant à l’implémentation des politiques publiques sur le fondement d’algorithmes (Sztandar-Sztanderska et Zieleńska, 2022) ainsi qu’à leurs effets sociaux (Okbani, 2022). Ici, les travaux consacrés à la science auront également leur place. Il est évident que celle-ci occupe une position spécifique du point de vue des effets politiques et éthiques propres aux algorithmes, en étant à la fois le lieu d’où s’énoncent les critiques de ces derniers et le domaine qui en fait un usage de plus en plus massif sans toujours y engager le discernement nécessaire, à l’instar de scientifiques-entrepreneurs qui voient dans la computation une nouvelle révolution scientifique (Pentland, 2014).
Le travail politique des algorithmes croise également la question des échecs, des controverses et de l’acceptabilité sociale (Buolamwini et Gebru, 2018 ; Eubanks, 2018 ; Noble, 2018 ; Berrebi-Hoffmann et Chapus, 2022 ; Bloch-Wehba, 2022). Les hésitations à employer certains algorithmes, les impasses sociotechniques manifestes (par exemple la voiture autonome) ou encore les doutes sur la généralisation algorithmique constituent des entrées sociologiques particulièrement stimulantes, notamment parce qu’elles permettent de dé-naturaliser la présence des algorithmes dans le travail et de requalifier politiquement leur introduction dans les chaînes d’activité.
Ce dossier cherche à proposer une vue ample sur ce que les algorithmes font et transforment dans nos activités quotidiennes. Loin des paniques morales concernant la prise de pouvoir des machines, l’objectif est de comprendre comment les relations sociales se trouvent modifiées par l’inclusion de plus en plus profonde et pressante des algorithmes dans nos vies.
Les intentions de contributions (titre, résumé de deux pages et bibliographie) doivent êtr eenvoyées à "Socio" avant le 30 juin 2023.
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Les articles devront être remis le 12 octobre 2023.
Dossier coordonné par :
Boris Attencourt (CESSP [UMR8209], EHESS)
Isabelle Berrebi-Hoffmann (LISE, CNAM-CNRS)
Jérôme Lamy (CESSP [UMR8209], EHESS)
Mariame Tighanimine (LISE, CNAM-CNRS)