Turquie et Ukraine, portrait croisé de deux chercheuses entravées

Rencontre avec Deniz Günce Demirhisar & Olena Kovalchuk
Programme Thémis
Deniz Günce Demirhisar est docteure en sociologie à l’EHESS. Originaire de Turquie, elle exerce en tant que chercheuse associée à l’Institut français d’études anatoliennes. Olena Kovalchuk est docteure en sciences de l’éducation, accueillie en France grâce au fonds d’urgence académique Ukraine lancé par la FMSH dès le début du conflit.
Soutenues dans le cadre du programme Thémis, Deniz et Olena témoignent de leurs parcours et des obstacles rencontrés dans leur pays en tant que chercheuses.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Deniz Günce Demirhisar : Mon projet de recherche « L’imaginaire politique et le rapport à l’État des diasporas minoritaires issues de l’Empire ottoman dans la région de Marseille » porte sur les diasporas arméniennes dans la région de Marseille qui habitent en France depuis plusieurs générations mais qui conservent un lien particulier, souvent complexe, avec leur pays d’origine ou de référence, en l’occurrence la Turquie. Mon questionnement sur cette identité diasporique est intimement lié à la mémoire familiale. La communauté arménienne peut-elle être homogène en tant que citoyenne française, mais également vis-à-vis des conflits qui éclatent en Turquie ou en Arménie ? Pour y répondre, j’ai décidé de partir à la rencontre d’Arméniens qui habitent à Marseille pour discuter avec eux de l’héritage familial, de la mémoire affective mais aussi de leur projection politique en tant que citoyens français.

Olena Kovalchuk : J’ai débuté mon projet « Haunted by the war » dès mon arrivée en France. Mes travaux portent sur les processus d’adaptation des enfants réfugiés ukrainien dans les écoles étrangères et plus spécifiquement en France. À travers cette recherche, je questionne les enjeux que cela peut représenter pour les élèves ainsi que pour les enseignants en termes d’interaction et de communication ; tout en analysant les faiblesses et les forces du système actuel. À terme, nous espérons obtenir des résultats que nous pourrons présenter aux gouvernements ukrainien et français.

Quelles sont les conditions de la recherche dans votre pays ?

Deniz : Les chercheurs peuvent rencontrer des obstacles importants dans leur pays d’origine, en raison de leur opinion politique ou de leur statut même de chercheur. Aujourd’hui en Turquie, il est malheureusement difficile d’affirmer que l’université est libre. C’est même tout à fait le contraire. Depuis 2015, les chercheurs ont beaucoup de difficultés à rester dans le milieu universitaire en raison des pressions politiques. Là est tout l’intérêt du programme Thémis, qui permet aux chercheurs de mener leur recherche avec une perspective beaucoup plus libre. Il faut savoir qu’aujourd’hui encore, dans de nombreux pays, la recherche est considérée comme une menace. Outre le thème de la recherche qui peut être problématique, le fait même de faire de la recherche, d’avoir un esprit critique et de proposer des alternatives à la propagande gouvernementale sera considéré comme un danger pour des régimes non démocratiques.

Olena : La recherche en Ukraine semble être dans une forme de stagnation à l’heure actuelle. Selon l’enquête que j’ai effectuée auprès des chercheurs ukrainiens, seuls 10% d’entre eux sont à l’étranger. La plupart sont restés en Ukraine, mais ne sont pas en mesure de mener à bien le projet sur lequel ils travaillent. Seuls 25 % ont déclaré pouvoir terminer le projet qu’ils avaient commencé avant la guerre et la majorité d’entre eux sont confrontés au manque d’équipement, de moyens de communication et de ressources humaines. Nous espérons qu’à l’avenir, lorsque la guerre sera terminée, la recherche reprendra de la vigueur. Nous avons désormais de nouveaux contacts en Europe, ce qui nous aidera à mener de nouvelles recherches à un niveau encore plus élevé.

le fait même de faire de la recherche, d’avoir un esprit critique et de proposer des alternatives à la propagande gouvernementale sera considéré comme un danger.

Quelle est selon vous la place de la recherche en SHS au sein de nos sociétés contemporaines ?

Deniz : Elle est fondamentale ! Les chercheurs tiennent à la fois un rôle d’expert mais aussi de savant. Il est nécessaire pour eux d’être sur le terrain et d’intervenir sur les questions qui touchent nos sociétés pour comprendre ce qui ne va pas. Ils ont la difficile tâche d’analyser et d’expliciter les problèmes sociaux que l’on rencontre aujourd’hui. En cela, je crois que les décideurs politiques devraient davantage les écouter. Sans oublier le rôle primordial du chercheur-enseignant, en tant que porteur de connaissances auprès des plus jeunes. Tant dans l’analyse des problèmes du monde contemporain que dans la transmission des connaissances, les chercheurs et les travaux qu’ils produisent sont indispensables. Je suis pour ma part heureuse et fière d’être chercheuse et
enseignante, et je souhaiterais que notre rôle soit davantage valorisé pour construire une société plus libre et égalitaire.

Olena : La place des chercheurs est primordiale. Grâce à leurs données, ils pourront accompagner les réformes et contribuer à développer des politiques qui aideront la société. À titre d’exemple, je peux citer le projet sur lequel nous travaillons actuellementau sujet des enfants ukrainiens en France. Le résultat de ce projet fournira des recommandations au gouvernement ukrainien ainsi qu’au gouvernement français pour améliorer l’accueil des élèves réfugiés dans le système éducatif. Chaque analyse peut potentiellement conduire à une décision de développement, de changements, et c’est pourquoi les gouvernements devraient accorder une grande attention à la recherche et aux chercheurs.

je souhaiterais que notre rôle soit davantage valorisé pour construire une société plus libre et égalitaire

Chercheuses et chercheurs de demain, Deniz Gunce Demirhisar, vignette
Actualité

Entretien avec Deniz Gunce Demirhisar

L'imaginaire politique et le rapport à l'État des diasporas minoritaires issues de l'Empire ottoman dans la région de Marseille
visuel ethiopie _Journal FMSH
Article

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Témoignages de Mehdi Labzaé et Mitiku Gabrehiwot
Publié le 10 janvier 2024