Attribution du Prix Mattei Dogan 2019

Trois lauréat·e·s
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Le prix d'Histoire sociale Mattei Dogan est décerné à une thèse de doctorat traitant d’un sujet d’histoire sociale, dans le sens le plus large du terme, du XIXe au XXIe siècle, et portant sur la France, un ou plusieurs pays étrangers ou un sujet transnational.

Le prix de l’année 2019 a été décerné ex-æquo à trois lauréat·e·s :

Julien CARANTON, Les fabriques de la « paix sociale ». Acteurs et enjeux de la régulation sociale (Grenoble, 1842-1938), Université Grenoble Alpes, 2017

Bibliothèque municipale de Grenoble, fonds dauphinois, V. 31971 : Établissement Joya, Construction de grosse chaudronnerie : souvenir de la fête du 31 mai 1908, Grenoble, Imprimerie Générale, 1908.

Cette recherche porte sur les formes de régulation sociale mises en œuvre entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. La régulation sociale est entendue ici comme les pratiques collectives et individuelles déployées par les acteurs afin de rendre l’ordre social viable. Selon l’idiome des élites françaises du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ces formes doivent garantir la « paix sociale ». Sans être exclusives, les politiques de protection sociale sont un aspect important de ces formes de régulation.  

L’originalité de ce travail réside, d’une part, dans le fait qu’il n’est pas consacré à une seule institution. La mutualité y occupe une place importante en raison du rôle qu’elle joue dans la régulation du social à Grenoble. Inversement, ce ne sont pas toutes les institutions participant à la régulation sociale qui sont au cœur de cette recherche. Au XIXe siècle, c’est essentiellement le mouvement mutualiste et la municipalité qui œuvrent localement à la régulation sociale. Dès le milieu du siècle, la plupart des femmes et hommes de métier, des boutiquiers et commerçants sont membres d’au moins une société de secours mutuels. De fait, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mouvement mutualiste occupe un rôle central à Grenoble dans le champ social. À partir des décennies 1880-1890, de nouveaux acteurs intègrent ce champ : les industriels et ingénieurs de la branche métallurgique, ainsi que les catholiques sociaux. C’est aussi à partir de cette période que l’investissement de l’État et de ses représentants s’intensifie. D’autre part, cette recherche ne concerne pas tous les groupes sociaux. Les modèles censés régler la « question sociale », formalisés et exportés par les « dominants », concernent essentiellement les populations qu’ils jugent à risque à une époque donnée, c’est-à-dire les gens de métiers au XIXe siècle, puis les populations ouvrières qualifiées de l’industrie au cours de la première moitié du XXe siècle.

Ce travail décrit le processus qui provoque, au tournant des XIXe et XXe siècles, la disqualification des catégories populaires de l'administration de la régulation du social, ainsi que de leur échelle opératoire basée sur l'interconnaissance et la proximité physique, et de leur savoir sur la ville. Les nouvelles élites républicaines légitiment ce processus par un souci d'amélioration de la protection des populations ouvrières, par une nécessité d'expertise et de maîtrise du coût des politiques de régulation qui doivent désormais être coordonnées aux échelles départementales et régionales.

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Ariane MAK, En grève et en guerre. Les mineurs britanniques au prisme des enquêtes du Mass Observation (1939-1945) , EHESS, 2018

Des mineurs grévistes jouent aux cartes dans un pub de la cité minière de Mill Hill durant la grève de Betteshanger devenue emblématique, 24 janvier 1942. Hulton Archive, image n°3336645, Express/Stringer/Getty Images. La thèse d’Ariane Mak donne une place centrale aux échanges au sein des espaces d’entre-soi ouvriers, pubs et fish and chips en particulier.  

Dans le Royaume-Uni de la Seconde Guerre mondiale, malgré une économie de guerre conditionnée par la production en charbon, l’industrie houillère est le premier secteur en grève. Les 3 473 grèves minières qui éclatent entre 1940 et 1944 constituent près de la moitié des grèves britanniques. Accusés de saper l’effort national, les mineurs se heurtent aux impératifs du patriotisme et à la politique de coopération nationale des institutions syndicales. À rebours des approches hors sol des mobilisations qui ont longtemps dominé l’historiographie, nous proposons d’explorer ces grèves from below, saisies sur le vif et ancrées dans le quotidien des communautés minières. Nous nous intéressons à la manière dont le conflit entre patriotisme et justice sociale se manifeste, à la mine comme au pub. Nous proposons en outre une étude nouvelle du décret 1305 interdisant les grèves. Où observe-t-on le heurt entre les grévistes et le droit ? Comment les grévistes sont-ils jugés (ou non) ? Comment, en retour, les mineurs jugent-ils le droit, y résistent ou le contournent ? Les grèves sont donc aussi saisies comme lieu où s’éprouve l’univers normatif des acteurs, ébranlé par l’irruption de la guerre. Les principes du juste salaire, en particulier, sont à réinventer – dans les grandes vagues de grèves du printemps 1942 et de l’hiver 1944, dans la grève emblématique des mineurs de Betteshanger, comme dans les soulèvements plus méconnus des pit boys gallois. La thèse montre notamment que les bouleversements des hiérarchies de statut et de genre provoqués par le conflit jouent un rôle central dans les revendications salariales des grévistes. Elle le fait à travers une ethnographie historique qui conjugue : une revisite historienne des enquêtes de terrain entreprises par le Mass Observation durant la guerre ; une exploration de leurs conditions de production (collectif, dispositif et pratiques d’enquête) ; et un retour contemporain sur ces terrains à travers une enquête orale menée auprès de 42 mineurs et Bevin Boys. En cela la thèse se veut également une contribution à l’histoire du Mass Observation (1937-1949), ce singulier collectif de recherche extra-universitaire et autodidacte qui constitue un épisode négligé de l’histoire des sciences sociales britanniques.

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Julie MARQUET, Droit, coutumes et justice coloniale. Les affaires de caste dans les Etablissements français de l'Inde, 1816-1870 , Université Paris Diderot, 2018

Tout au long du XIXe siècle, le gouvernement des Établissements français de l’Inde promet de respecter les us et coutumes des Indiens. Il s’engage notamment à juger les habitants de ses établissements suivant ces us et coutumes. Il forge ainsi une catégorie juridique, celle des « affaires de caste », pour désigner une gamme de conflits coutumiers à travers lesquels les Indiens concurrencent, affirment ou revendiquent leurs statuts sociaux.  

Cette étude des affaires de caste contribue aux développements récents des recherches d’histoire impériale et coloniale sur la formation du droit. Elle rejoint les travaux actuels qui remettent en cause l’idée que le droit colonial est imposé par le haut, suivant une logique rationnelle, et montrent qu’au contraire, il est le fruit de compositions avec les formes juridiques précoloniales, les possibilités locales, et, surtout, les demandes sociales de justice. Elle propose donc une approche sociale du droit. Elle fournit de plus une analyse localisée de la situation coloniale, qui apporte un éclairage nouveau sur la société indienne dans le sud du sous-continent. Elle participe ainsi au débat sur la constitution des castes comme unité sociale et comme catégorie administrative à la période coloniale.  

La thèse place au cœur de la réflexion la question du façonnement du système juridique, qu’elle aborde sous différents angles. Dans un premier temps, la focale est placée sur les cadres coloniaux des affaires de caste et les modalités d’expression de la souveraineté du gouvernement colonial. Dans un second temps, l’attention est tournée vers les différents acteurs de la résolution des conflits, qui participent au façonnement de ces cadres. Pour finir, l’étude s’arrête sur la forme et les enjeux des litiges, de manière à saisir le rôle des justiciables dans la production des normes sociales et juridiques.

 

Publié le 18 juin 2019