Manifeste de l'Atelier IV dirigé par Françoise Vergès

Dystopies / Utopies / Hétérotopies
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Du 10 au 12 juin 2017 la quatrième édition de l'Atelier organisé par Françoise Vergès, titulaire de la chaire Global South(s) a eu pour thème Dystopies / Utopies / Hétérotopies. Cet atelier a bénéficié du financement spécial du Ministère des Outre-mer et de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF).

A la suite de cet Atelier les participants ont décidé d'écrire un Manifeste dont voici le texte :

"Déchirons le rideau qui masque le possible. Les puissants, les maîtres du Capital et de l’Empire nous disent que la dystopie que nous vivons est la norme et ils nous font croire qu’ils dominent le temps. Paraphrasant Frantz Fanon, nous disons que « la grande nuit » dans laquelle nous sommes plongé-e-s, « il nous faut la secouer et en sortir ». Nous voulons mettre en œuvre une pensée utopiste, entendue comme énergie et force de soulèvement, comme présence et comme invitation aux rêves émancipateurs et comme geste de rupture : oser penser au-delà de ce qui se présente comme « naturel », « pragmatique », « raisonnable ». Nous ne voulons pas construire une communauté utopique mais redonner toute leur force créative aux rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement.

Le monde disloque nos vies et les menaces s’accumulent. Tout doit entrer dans le grand supermarché global, racial, criminel et misogyne et devenir marchandise. L’appropriation culturelle se déguise sous les habits de la diversité. L’histoire devient un vaste bric-à-brac et le postcolonial un monde enchanté où on se promène pour faire son marché d’images, de sons, de mémoires, de corps, et d’objets que l’on dispose à sa guise dans les institutions culturelles sans tenir compte des histoires enfouies, des mémoires meurtries, des génocides oubliés.

Par un insupportable retournement, les oppresseurs se présentent comme victimes. Depuis que d’aucuns ont déclaré que l’Histoire était finie, tout peut désormais être manipulé. Une fois la fin de l’histoire déclarée, il n’y a plus besoin de paix, nous pouvons entrer dans un état de guerre permanente. Le temps se serait arrêté et l’histoire ne serait plus un processus de contestations et d’aspirations mais un moment figé dans une éternelle répétition, un éternel retour du même. Le révisionnisme historique produit de nouvelles amnésies. D’un côté, l’anti-intellectualisme ambiant flatte les goûts les plus bas, de l’autre un art désincarné se fait passer pour subversif. La notion de « décolonisation » elle-même est en train de perdre son sens.

Cependant, partout, le matin se lève, des espaces se créent, des voix s’élèvent, et le vieux terme de solidarité revient faire sens. Dans ce contexte, nous voulons redonner au rêve et à l’espoir leur puissance, un espace ouvert et terrestre, un temps qui s’élance. Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie. La subversion bavarde ne nous intéresse pas, nous sommes par contre ouvert-e-s aux mille petits gestes, aux actions qui partout organisent la résistance et la transmission, diffusent savoirs et connaissances sur d’autres temporalités et dans d’autres espaces que ceux des maîtres.

Dans ces reconfigurations, la figure de la marronne/ du marron, celle/celui qui refuse la longue nuit de l’oppression, nous apparaît comme primordiale. Échapper, ne serait-ce qu’une heure, un jour, une nuit ou des années pour créer, contre toute attente, un espace de liberté, c’est la leçon qu’elles/ils nous lèguent. Faire de la marronne/du marron une icône figée serait déjà trahir sa mémoire. C’est le danger qui guette toute figure de liberté et nous risquerions de voir bientôt cette figure au fronton des musées. Nous redonnerons vie à la marronne/ au marron par notre exigence à être constamment en mouvement, en déplacement, en invention de territoires nouveaux et libres. La nuit accueille nos rêves et nous ouvre des sentiers inexplorés..

Nous revendiquons le droit d’être inachevés et contradictoires. Nous voulons redéfinir de manière créative les traces visuelles de l’histoire, explorer le passé pour analyser le présent et imaginer le futur.

Notre utopie doit demeurer un but jamais atteint, installer un état de curiosité permanent".

L’ATELIER IV –  10-12 juin 2017

Commissaire : Françoise Vergès

Collège d’études mondiales, Cité internationale des arts & La Colonie

Les signataires du Manifeste :

Bénédicte Alliot, Kader Attia, Paola Bachetta, Jean-François Boclé, Odile Burluraux, Jephthe Carmil, Gerty Dambury, Myriam Dao, Lucie Dégut, Alexandre Erre, Fabiana Ex-Souza, Nathalie Gonthier, Yo-Yo Gonthier, Antoine Idier, Marta Jecu, Léopold Lambert, Carpanin Marimoutou, Myriam Mihindou, Kat Moutoussamy, Frédéric Nauczyciel, Pier Ndoumbe, Pascale Obolo, Yohann Quëland de Saint-Pern, France Manoush Sahatdjian, Melissa Thackway, Françoise Vergès, Mawena Yehouessi, Mikaëla Zyss


© Cité internationale des Arts

Publié le 21 juin 2017