Les sciences humaines et sociales sur la sellette

Edito de Michel Wieviorka
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Si je devais proposer à Craig Calhoun d’ajouter un chapitre à notre récent Manifeste pour les sciences sociales, ce serait pour développer la réflexion sur un enjeu crucial : les risques, les dangers, les limites de la recherche dans nos disciplines.

La mort de Giulio Regeni est, hélas, un point de départ qui suscite beaucoup d’émotions au sein de la communauté scientifique. Ce doctorant menait une recherche sur le terrain, en Egypte, où il s’intéressait au syndicalisme indépendant. Il vient d’être retrouvé mort, tué après avoir été enlevé et torturé, sur un mode comparable à d’autres signalements en provenance d’Amnesty International.

 

Des chercheurs exposés

Il en est ici des sciences sociales comme du journalisme d’investigation, du «terrain » sociologique ou ethnologique comme du reportage de qualité : le chercheur pour produire des connaissances encourt des risques si la situation est dangereuse. Le danger peut provenir d’acteurs incontrôlés - organisations mafieuses, criminelles, trafiquants, bandes plus ou moins politisées faisant régner la violence, milices agissant en dehors de tout contrôle étatique, etc. L’Etat peut fonctionner sur le mode de la terreur - dictature, régime totalitaire ou autoritaire qui se débarrasse violemment de ses opposants, mais aussi de quiconque veut établir la vérité de ce qui se passe dans le pays concerné, et la faire connaître. Dans certains cas, ces deux logiques coexistent, et même s’épaulent mutuellement, la criminalité non étatique ayant appris à bien s’entendre avec le pouvoir d’Etat et le règne de la terreur.

Comment est mort Giulio Regeni ? Une campagne internationale exige une enquête indépendante, et les établissements de recherche et d’enseignement supérieur, tout comme les institutions internationales et nationales qui fédèrent les chercheurs en sciences sociales, devraient y contribuer largement – des dizaines de milliers de sociologues, anthropologues, politologues, etc., sont membres de telles associations.

Giulio Regeni menait ses recherches à l’Université de Cambridge sous la direction de Maha Abdelrahaman, appelée dans quelques mois à présider une session du Forum de Vienne de l’International Sociological Association consacrée aux mouvements sociaux et à la répression dans le pays arabes : les chercheurs qui, sur le terrain, se trouvent parmi les plus exposés sont ceux qui étudient les acteurs qui agissent pour la liberté, l’émancipation, le respect des droits de l’homme, la démocratie. C’est l’honneur de la sociologie des mouvements sociaux que de s’intéresser à ce type d’action.

 

Le principe de précaution : jusqu'où ?

Ces questions impliquent donc aussi que les sciences humaines et sociales réfléchissent à leur propre pratique. Voici deux exemples à méditer.

Le premier est celui de Michel Seurat, ce sociologue français qui vivait à Beyrouth-ouest dans les quartiers musulmans de la ville, et qui était un remarquable connaisseur du Liban et de la Syrie. Il m’avait accueilli en janvier 1985, pour une dizaine de jours, dans le cadre de mes propres travaux, et le haut fonctionnaire que j’avais vu avant mon départ pour informer son ministère de mon déplacement (la situation était très chaude alors au Liban) m’avait expliqué qu’il voulait que Seurat revienne en France, qu’il avait peur pour lui, mais qu’il cédait chaque fois que celui-ci lui disait vouloir rester encore. Le 22 mai, Seurat était enlevé par une milice islamiste à la sortie de l’aéroport de Beyrouth, et sa séquestration se soldait par sa mort huit mois plus tard.

Deuxième exemple : celui de ces très jeunes doctorants qui choisissent un « objet » difficile et se rendent sur le terrain, sinon en encourant de grands risques physiques, du moins en s’exposant à d’immenses dangers psychologiques : ainsi, l’étudiant en anthropologie qui étudie la situation post-génocidaire au Rwanda et débarque sans grande préparation autre que livresque dans une situation où les horreurs du passé, encore proches, se mêlent à bien des horreurs contemporaines ne sort pas indemne de cette expérience, qui peut le déstabiliser durablement.

Une lourde responsabilité pèse sur ceux qui encadrent, institutionnellement et intellectuellement les chercheurs dont le terrain est difficile ou dangereux, quelle que soit la nature du risque. Une interprétation sans nuance du principe de précaution peut brider injustement et sans réelle justification le chercheur à qui on interdit de se rendre sur un terrain ; mais le laisser-aller ou l’indifférence peuvent se révéler mortels, ou dangereux. Quel est le responsable institutionnel, le directeur de département, le directeur de thèse qui accepte l’hypothèse de devoir un jour se rendre à l‘aéroport pour la réception du cercueil de celui qu’il a laissé aller sur le terrain malgré de grands risques ?

Ainsi, la réflexion sur le rôle et l’utilité des sciences sociales doit porter sur la façon dont elles sont elles-mêmes encadrées et accompagnées et dont elles peuvent, en quelque sorte, se gérer elles-mêmes.

 

Academics for peace

La mort de Giulio Regeni attire l’attention sur l’expérience actuelle de l’Egypte, mais ce pays n’est pas seul à susciter de vives inquiétudes pour qui considère la recherche en sciences humaines et sociales. La Turquie, par exemple, est également préoccupante. Dans ce pays, en effet, l’autoritarisme du régime s’accompagne de mesures répressives vis-à-vis de ceux qui protestent contre la façon dont le gouvernement use de la force, notamment vis-à-vis des Kurdes. Les sciences sociales y sont présentes au sein d’un mouvement collectif qui s’est manifesté à l’échelle internationale avec notamment l’appel des « Academics for Peace » en janvier dernier, et la répression est à l’œuvre – 21 universitaires ont été arrêtés pour avoir signé cet appel : l’exercice de la recherche, de l’enseignement et de la diffusion des connaissances est menacé par un pouvoir qui entend mettre au pas les intellectuels qui le mettent en cause. Ce qui nous rappelle là aussi que les sciences sociales sont du côté de la démocratie, de la vérité et de la liberté d’expression, aussi critique qu’elle doive être.

Mais la démocratie elle-même peut s’accommoder de tentatives pour mettre en cause l’existence des sciences sociales, sans pour autant passer par des procédés violents et autoritaires. Il en est ainsi, notamment, lorsque la droitisation extrême d’une société s’accompagne de discours économiques ou politiques développant l’idée de leur inutilité : une économie purement libérale, dans laquelle le marché règne sans limites ni contraintes, n’attend rien d’elles, et n’a besoin que d’un Etat minimal qui n’investisse certainement pas dans ce secteur. Il peut arriver qu’une telle orientation s’accommode d’une tendance au raidissement du pouvoir politique : au Japon, le ministre de l’éducation a adressée le 8 juin 2015 aux présidents des 86 universités du pays une lettre leur demandant « d’abolir ou de convertir » les départements de sciences humaines et sociales « pour favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société ». Cette campagne intellectuelle conduite dans un contexte de poussée militariste a fait –pour l’instant– long feu. Les protestations nationales et internationales ont évité le pire, même si un bon quart des universités s’était d’emblée déclaré disposé à suivre le gouvernement.

 

Ces questions appellent donc la mobilisation des chercheurs, des enseignants ou des étudiants en sciences humaines et sociales, mais aussi de tous ceux pour qui la production et la diffusion de connaissances sont indispensables à la démocratie et aux acteurs qui oeuvrent en son sein : une société qui s’en passe est incapable de se penser elle-même, de prendre de la distance sur elle-même, de faire preuve de la moindre réflexivité ; et une société qui les rejette et les combat est sur la voie de l’autoritarisme et de la soumission à un pouvoir qui agit sans débats, sans réflexion, et en se privant de connaissances qui pourraient éclairer utilement l’action publique.

 

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*Une première version de ce texte est à paraître dans le quotidien La Vanguardia

 

Publié le 10 février 2016