L'étranger et les lois de l'hospitalité

Forum - Lundi 25 & Mardi 26 mars
Lundi
25
Mars
2019
Mardi
26
Mars
2019
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En 1995, Jacques Derrida entamait une réflexion sur l'hospitalité, sur l'éthique comme hospitalité. Il allait insister sur l'antinomie entre les lois politico-juridiques de l'hospitalité, toujours restrictives, menacées de se compromettre avec l'injustice, et la Loi éthique d'une hospitalité "absolue, inconditionnelle, hyperbolique" qui exige un accueil sans calcul et sans conditions. En même temps, il prenait publiquement position pour dénoncer l'apparition d'un "délit d'hospitalité", l'évolution toujours plus restrictive du droit d'asile et l'extension sans limites d'un "système policier d’inquisition, de fichage, de quadrillage" des migrants. "Les frontières, déclarait-il, ne sont plus des lieux de passage, ce sont des lieux d’interdiction (…), des figures menaçantes de l’ostracisme, de l’expulsion, du bannissement, de la persécution" et il avouait sa "honte" d'être pris en otage par ceux qui n'admettent pas que "le chez-soi d’une maison, d’une culture, d’une société suppose aussi l'ouverture hospitalière".

Vingt ans plus tard,  alors que le nombre des migrants fuyant la misère et la guerre s'est massivement accru, que l'Europe est devenue toujours plus inhospitalière, toujours plus hostile aux étrangers, les prises de position de Derrida n'ont rien perdu de leur force. En revanche, son éthique hyperbolique de l'hospitalité a suscité de nombreuses critiques. On lui a reproché de demeurer abstraite et utopique; de méconnaître ou de rabaisser la dimension de l'action politique; et en fin de compte de rendre impossible toute hospitalité en effaçant la différence entre le (chez-)soi et autrui.

Il se pourrait que ces critiques reposent sur une méprise. Tout en distinguant les "deux régimes de l'hospitalité", Derrida affirmait aussi leur "implication réciproque" et la nécessité d'une "transaction" entre eux. Il s'agit selon lui de se tenir "entre la Loi d'une l'hospitalité inconditionnelle (…) et les lois conditionnelles d'un droit à l'hospitalité sans lequel la Loi de l'hospitalité inconditionnelle risquerait de rester un désir pieux, irresponsable". On peut toutefois se demander si son approche permet de penser l'articulation entre ces deux modes de loi(s), l'inscription d'une éthique de l'hospitalité dans une politique, des institutions et des droits sociaux. La notion même d'une hospitalité inconditionnée -ou d'une justice "indéconstructible"-  mérite en effet d'être questionnée. En exigeant un accueil sans réserves, l'ouverture absolue du (chez-)soi à tout autre, ne risque-t-on pas d'accroître l'angoisse de "l'autochtone", son allergie à l'Étranger ? À l'exigence aporétique d'un don absolu sans contre-don, ne faut-il pas préférer une économie de l'échange et de la réciprocité, un partage de l'espace commun entre le soi et l'autre, l'habitant et l'arrivant ?

Il est temps de s'interroger à nouveau sur la question de l'hospitalité : de se demander si cette notion antique, si chargée de religiosité et de morale, convient toujours pour penser notre situation présente; si elle ne se réduit pas à un "droit de visite" provisoire, en interdisant ainsi de penser le passage de l'accueil à l'intégration, à la citoyenneté; si toute hospitalité ne tend pas forcément à se renverser en hostilité; et quelle politique de l'hospitalité, quels nouveaux dispositifs seraient requis pour résister à cette inversion hostile. C'est le statut du politique, sa capacité à faire accueil dans le cadre de la souveraineté nationale et étatique, que nous devons mettre en question. C'est le statut de l'étranger, de la migration et de l'exil, de la frontière, de la citoyenneté et leurs transformations dans un monde globalisé qu'il s'agit de questionner si nous voulons comprendre la possibilité et les enjeux d'un nouveau cosmopolitisme.

Responsables : Jacob Rogozinski (Université de Strasbourg) et Alexis Nuselovici (Nouss) (Université d'Aix-Marseille et Collège d’études mondiales, FMSH)
Forum co-organisé par le Collège international de philosophie et la chaire Exil et migrations du Collège d’études mondiales


Programme | Lundi 25 mars

FMSH, 54 boulevard Raspail, Paris 6

14h - 18h

Présentation
| Alexis Nuselovici (Nouss) (Univ. d'Aix-Marseille et Collège d’études mondiales, FMSH) et Jacob Rogozinski (Univ. de Strasbourg et USIAS)

| Jean-Luc Nancy (Univ. de Strasbourg)
L'étranger, ce feu du ciel

| Rosaria Caldarone (Univ. de Palerme)
Changer pour l'autre (reprise  de l'exigence inconditionnelle de l'hospitalité)

| Jérôme Lèbre (CIPh,  Paris)
Qui décide de l'hospitalité ? - De l'accueil comme impératif ou comme impulsion

Cette première journée se prolongera par un forum en soirée à la Maison de la Poésie.

Mardi 26 mars

FMSH, 54 boulevard Raspail, Paris 6

10h - 13h

| Isabelle Alfandary (CIPh et Paris-3)

| Benjamin Boudou (Institut  Max-Planck, Göttingen) 
Commencez donc par accueillir des migrants chez vous ! - Enjeux et limites d'une critique du devoir d'hospitalité

| Jean-Philippe Milet (lycée Henri-IV, Paris)
L'hospitalité d'après l'hospitalité 

14h30 - 19h

| Alexis Nuselovici (Nouss) (Univ. d'Aix-Marseille et Collège d’études mondiales, FMSH)
Portrait du migrant en arrivant – ou le migrant comme sujet politique

| Jacob Rogozinski (Univ. de Strasbourg et USIAS)
Souvenez-vous que vous avez été esclaves en Égypte : la mémoire, la promesse et l’accueil

Pause

| François-David Sebbah (Univ. de Paris-10)
Difficile hospitalité

| Jean-Michel Salanskis (Univ.  de  Paris-10)
La proximité, l’étranger et la distance

 

Publié le 25 mars 2019