La tuerie. Et après ?

Par Michel Wieviorka
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J’ai hésité à maintenir la cérémonie des vœux, et ce n’est pas aujourd’hui que vous dirai ce que j’avais envisagé de formuler devant vous pour cette nouvelle année. Mais j’ai tenu finalement à vous rencontrer, essentiellement pour ne pas céder face au terrorisme, et pour affirmer la vocation des disciplines que nous représentons à éclairer le débat public dans un contexte dominé par l’émotion. Auparavant, permettez-moi simplement de prononcer les noms de deux amis qui nous ont quittés récemment, et auxquels la FMSH était très liée, les noms de Serge Moscovici, et Ulrich Beck – leur disparition ne nous laisse pas indifférents.

Comme tout le monde, je suis sous le choc, horrifié par la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo. Moi aussi, « je suis Charlie ». Comme citoyen. Et  comme chercheur en sciences sociales, ayant beaucoup travaillé sur de tels enjeux, comme responsable d’une institution voué à la promotion de ces disciplines, je suis aussi soucieux de ne pas m’enfermer dans l‘émotion, et de ne pas laisser notre esprit critique être trop envahi par elle. Nous devons être solidaires, cela ne doit pas nous interdire de réfléchir, de mobiliser nos compétences spécifiques, et de mettre nos analyses au service du débat public.   

L’émotion que suscite tout acte de terrorisme est amplifiée lorsque les victimes appartiennent à l’univers de la presse. D’une part, les journalistes sont concernés dans leur être propre, dans leur mission, et ont des motivations supplémentaires à rendre compte de l’évènement et de ses implications, sans parler des liens d’amitié personnelle ou d’estime qu’ils peuvent avoir avec les cibles du terrorisme. Et d’autre part, toucher à la presse, c’est porter atteinte directement à la liberté d’expression, une valeur centrale pour la démocratie, ce qui ne peut que renforcer le sentiment d’une mise en cause profonde du vivre ensemble et du lien social.

Dans le cas de Charlie Hebdo, l’émotion est d’autant plus vive que l’hebdomadaire appartient à l’histoire politique et culturelle de ce demi-siècle. Né en 1969, et prenant la suite de Hara Kiri Hebdo interdit d’existence par le pouvoir gaulliste, il a porté les orientations libertaires et critiques de l’ordre auxquelles la génération des soixante-huitards s’est largement identifiée –je peux dire, personnellement, que c’est une page de mon histoire propre qui vient d’être tournée de façon barbare, et je sais que d’autres ici partagent ce sentiment. Plus récemment, Charlie Hebdo a suscité débats, controverses et même actions en justice pour sa façon de traiter de l’islam, notamment en reprenant les caricatures danoises qui faisaient scandale dans le monde entier. Il ne laisse pas indifférent.

Et même ceux qui pouvaient détester cette publication, pour sa critique irrévérencieuse de l’ordre, ses positions nettement antireligieuses, et pas seulement vis-à-vis de l’islam, pour son opposition résolue au Front national, communient dans le consensus national qui dénonce la barbarie du 7 janvier 2015. Il est notamment impressionnant de voir toutes les Eglises de France se dire horrifiées et solidaires, alors que Charlie Hebdo donnait constamment dans la caricature de la religion, il est non moins impressionnant de voir à quel point l’image de la police, elle aussi cruellement atteinte, est associée positivement à celle de Charlie Hebdo, qui n’aimait pourtant pas particulièrement les forces de l’ordre.  

Aujourd’hui, l’unité de la nation est affichée, très largement, et il faut s’en réjouir. Demain, les tensions qui la traversent, les conflits, les débats politiques ou de société reprendront leurs droits. Et ce drame sera lui-même source de nouveaux affrontements. Si les tueurs sont, comme tout l’indique, issus de l’immigration, s’ils ont quelque chose à voir avec la crise des banlieues, alors, le débat mettra en cause les politiques d’intégration ou celles de la ville et leur échec. Mais à qui l’imputer, à la gauche, à la droite, aux deux ? Si leur « islamisme » (notion à préciser, bien sûr) est avéré, à qui imputer son existence sur notre sol, peut-on l’associer à un quelconque communautarisme alors qu’au contraire, les assassins agissent hors communauté, au plus loin des mosquées ? Mais n’ont-ils pas des supporters, qui se retrouvent sur Internet ? Que dire face à ceux qui accusent l’islam, en général ? Et demain, la liberté d’expression, défendue de façon inconditionnelle et consensuelle s’il s’agit de Charlie Hebdo, vaudra-t-elle aussi pour d’autres titres, et d’autres thèmes que l’islam –pourra-t-on par exemple laisser divaguer Dieudonné, ou Eric Zemmour, dans la mesure où leurs propos ne sont pas directement passibles de poursuite ?

Les problèmes internes et les questions mondiales, globales, se télescopent en matière de terrorisme, comme avec d’autres phénomènes, et là aussi, il faut s’attendre à de vifs débats : l’engagement de la France au Moyen-Orient ou en Afrique sub-saharienne ne seront-ils pas l’objet de critiques, n’y aura t-il pas des pressions pour infléchir, voire modifier la politique internationale de notre pays ?

Ainsi, un premier faisceau de questions se présente sous nos yeux dès que nous voulons réfléchir à ce qui est en jeu ici : c’est toute notre vie sociale, politique, dans ses dimensions nationales et internationales, qui est violemment impactée, avec une caractéristique très française qu’il faut souligner : avant d’être une société, notre pays est un Etat. Et il faut dire qu’ici, l’Etat fait preuve de responsabilité, et d’efficacité. Les institutions, la police, la justice, le pouvoir exécutif donnent aujourd’hui aux Français l’image d’une certaine solidité, et pour l’instant, le terrorisme ne les a pas affectées en tant que telles. Souvent, le terrorisme est l’occasion, voire le prétexte à la mise en place de mesures qui mettent en cause la séparation des pouvoirs, au détriment du législatif et du judiciaire, et au profit de l’exécutif, on l’a vu aux Etats-Unis avec le Patriot Act, supposé constituer une pièce décisive de l’action anti-terroriste, et surtout source d’un affaiblissement de la démocratie. Rien d’aussi inquiétant pour l’instant en France.  

Mais si le terrorisme est un problème social et politique, et pas seulement institutionnel et étatique, alors, la tuerie appelle une action politique. Et on peut ici s’interroger sur la capacité des forces politiques classiques, de gauche et de droite, à apporter de nouvelles réponses aux divers problèmes qui n’ont cessé de s’accumuler depuis une quarantaine d’années. Pour le dire autrement : le seul gagnant politique de la tuerie risque fort d’être le Front national.

La fusillade du 7 janvier n’est pas un épisode isolé, et à la veille de Noël, à Dijon, un automobiliste, agissant seul, a fauché des piétons aux cris d’Allah Akbar. A Joué-Lés-Tours, un individu, là aussi agissant seul, a poignardé des policiers là aussi en s’écriant Allah Akbar. Mais prenons de la distance. Si on considère l’ensemble des actes terroristes depuis une quinzaine d’années à l’échelle de la planète, il faut alors noter que leur espace s’est considérablement complexifié et diversifié. Au départ, disons, avec les attentats du 11 septembre 2001, le terrorisme est purement global, sans frontières, illimité, sans visées locales et régionales particulières. Puis il se fragmente, s’inscrit dans des espaces plus limités, nationaux, en frappant à Londres, à Madrid, à Bali, à Istanbul, etc. Il s’intéresse davantage à la prise du pouvoir d’Etat, ou à la constitution d’un Etat, comme celui qui se dit « islamique ». Le monopole d’al Qaeda s’effrite, elle est même ici et là concurrencée. Et un phénomène prend son essor, avec l’émergence des « loups solitaires » qui seuls, ou à deux ou trois, agissent sans liens nécessaires avec une quelconque organisation centralisée, et le plus souvent en devant beaucoup à internet. Le paysage du terrorisme aujourd’hui s’est complexifié, diversifié, et la France semble être au cœur de logiques terroristes variées, puisque allant du plus local au plus global.     

A chaud, on n’attend généralement pas grand-chose des sciences humaines et sociales, on veut surtout connaître l’identité des coupables, leur trajectoire, les risques, aussi, de voir d’autres attentats se multiplier. Mais le plus vite possible, elles doivent éclairer le débat public, et écarter les idées fausses ou trop superficielles qui envahissent si rapidement la scène publique. C’est à elles de nous dire la vérité sur l’immigration, ou sur le communautarisme, sur la crise des banlieues, sur l’islam ou sur la radicalisation terroriste, comme dans le récent livre publié par nos Editions, un ouvrage remarquable de Farhad Khosrokhavar qui porte ce titre « radicalisation »;  c’est à elles, aussi, que d’analyser les politiques publiques, et de les critiquer. C’est un peu l’exercice auquel j’ai souhaité me livrer devant vous.

Michel Wieviorka

Administrateur de la FMSH

Publié le 8 janvier 2015